Sommaire
Pierre Naville
Editions Anthropos 15
Rue
Lacepède, 75005 Paris Copyright Editions
Anthropos 1984
ISBN 2 - 7157 - 1099 - 2
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Vous trouvez ici des extraits du livre de Pierre
Naville, comprenant l'introduction,
et les passages qui commentent
la théorie de la Valeur de François de Lagausie.
Sommaire
INTRODUCTION
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Les études présentées dans cet ouvrage concernent
certains aspects nouveaux du développement des classes salariées. Ces
aspects sont ici examinés du point de vue de leur importance dans la
transformation des rapports sociaux d'ensemble. Ils n'ont, d'ailleurs,
pas seulement un intérêt permanent d'ordre général. En effet, ils se
trouvent maintenant confrontés à une situation que le gouvernement de M.
Mitterrand estime orientée vers un
«socialisme» d'un nouveau style, qui ne serait ni la social-démocratie à l'allemande ou à la
suédoise, ni le « labourisme » à l'anglaise, ni bien entendu,
le soviétisme à la russe.
Dans les conditions
françaises, il s'agit avant tout de limiter la gestion économique
bourgeoise, au profit de l'Etat
et des organisations syndicales
assimilées aux «travailleurs» salariés en général et à la «classe
ouvrière» en particulier. Le succès de ce programme dépend de
deux conditions essentielles : modifier la fonction de l'Etat en faveur
des salariés, et en même temps
transformer les fonctions des travailleurs
salariés dans l'ensemble du système
économique, dont ils doivent devenir partie prenante plutôt que des adversaires
radicaux. Une telle perspective, on le conçoit, nécessite
dans toute son ampleur, une sorte de bilan de ce que représentent
les salariés qui constituent aujourd'hui environ 85%
de la population active en France.
Les analyses que
j'ai réunies ici se proposent précisément
d'examiner certains éléments de cette
problématique, sans perdre de vue la situation concrète devant laquelle le gouvernement
français se trouve placé. En effet, le salariat est devenu,
sous des formes fluctuantes et très variées, le terrain
essentiel de toute réforme économique : naguère encore, le
«socialisme» se définissait dans les
programmes par «l'abolition du
salariat». Il y a quelques années, la C.G.T. a supprimé cette
formule de ses statuts. On observe aussi que dans tous les Etats qui se
proclament socialistes, populaires, démocratiques, ou même soviétiques,
le salariat est toujours à
l'honneur, même si ses structures y ont été modifiées tout
autant que dans les Etats du
néo-capitalisme moderne.
…
PAGES
78 à 87 :
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Dans ces conditions, le travail de M. Hollard aboutit
à des résultats assez dubitatifs, sinon négatifs. Il enregistre une
impossibilité pratique d'utiliser une mesure vraie et objective des
temps de travail comme source des valeurs produites, et par suite des
plus-values créées. D'où la difficulté d'utiliser les données élaborées
à des fins de planification, à moins de se contenter d'ordres de
grandeur qui n'en disent guère plus long que les expressions verbales
courantes plus ou moins déduites des axiomes de Marx.
C'est ici qu'intervient la proposition plus radicale
de F. de Lagausie. Celui-ci prend aussi pour point de départ l'analyse
primitive de la valeur chez Marx ; mais c'est pour la rejeter comme
inopérante sous sa forme historique. Il considère également les données
recueillies dans la Comptabilité Nationale, mais propose de les réviser
et de les compléter.
De ce point de vue il va beaucoup plus loin que M.
Hollard, bien que son postulat initial demeure le même : la mesure des
temps de travail. Plus loin parce que la contradiction essentielle qu'il
retient n'est pas celle d'une incohérence objective ou insuffisante des
données statistiques ; c'est celle qui découle de la mesure des
activités par le temps, en sorte que le conflit essentiel est
aujourd'hui comme hier celui qu'engendrent les échanges inégaux de temps
de travail.
La critique dont part Lagausie est impressionnante. Il
admet que la valeur n'est pas mesurable en quantité, que Marx d'ailleurs
ne mesure pas la plus-value ou survaleur, de
sorte que la notion théorique et les
mesures possibles (prix monétaires) ne coïncident pas. Si l'on
fait intervenir le temps de travail, ce n'est alors que pour le mesurer
à un prix, seule valeur réelle. Or,
les prix sont fixés par l'échange,
même si c'est sur un marché contrôlé, et ce rapport entre
temps et prix est très variable. Cela
signifie que «dans tout
échange, les temps de travail échangés ne sont pas égaux,
mais inégaux, il y a des perdants et
des gagnants, chacun reçoit
plus ou moins de temps de travail qu'il n'en donne. Il apparait
alors que les luttes sociales ont pour objet de répartir
les temps de travail qui sont au service des différentes
classes et groupes sociaux : combien
de temps de travail pour produire ce qui est accordé à la
consommation des ouvriers, des
employés, des fonctionnaires, des agriculteurs ou des retraités, des
malades ? Combien de temps de travail
pour les capitalistes. Tel est
l'enjeu des luttes».
Ce constat
ressemble à celui qu'établissent
Hollard et Baudelot-Establet. Mais Lagausie en tire une critique
de la façon dont Marx s'en est servi, tout aussi nébuleuse que les principes
posés par Smith et Ricardo. Chez Marx
un recours apparent à une sorte de calcul différentiel (mais plutôt au
vocabulaire de Hegel) pose que la valeur d'échange d'une force de
travail (le salaire) permet la vente
d'un produit à un prix qui exprime
une plus-value. Mais d'où vient la fixation du salaire-prix, si
variable dans la population salariée ? A la fin du
XIX° siècle, Böhm-Bawerk, Bortkiewitz
et bien d'autres avaient déjà
posé la question. Mais eux aussi avaient une
théorie générale de la valeur comme
point de départ de leur
estimation de la différence entre la valeur et le prix.
Lagausie
va plus loin en proposant de
supprimer la notion de valeur
«pure» dans l'analyse économique.
C'est qu'il y a
chez Marx une confusion entre deux catégories
des relations en cause. L'équivalence régit la valeur
d'échange, mais précisément pour
repérer des inégalités : la valeur de l'objet a =
la valeur de l'objet b. Mais le prix
qui définit ces valeurs est une
proportionnalité avec le temps de travail. Comment expliquer
cette disparité de principes étant donné que le prix a par définition
quelque rapport avec la valeur puisque la capacité de travail a non
seulement un prix, mais aussi une
valeur qui a même la propriété exclusive
de créer une survaleur ?
Marx n'est jamais parvenu à s'expliquer clairement
là-dessus, bien que son intuition l'ait mis sur la bonne voie. Mais, en
son temps, il manquait de données concrètes et quantitatives capables de
l'orienter. D'où l'axiome de rejet de la valeur d'usage, dont il fait
abstraction dans l'échange parce que son analyse ne se préoccupe pas de
la consommation. D'où le rôle confus que joue la moyenne, souvent
qualifiée de «sociale» ou «globale», qui exprime très mal le rapport
entre une valeur d'ensemble (définie par une moyenne «socialement
nécessaire») et une valeur individuelle ( du travail et de la
marchandise).
Comme le fait remarquer Lagausie, Marx est alors
conduit à introduire des correctifs qui interdisent les calculs sérieux,
comme Hollard le montre à regret. Il ne parvient pas à réduire
convenablement le travail complexe au travail simple. Il exclut de la
complexité la convenance d'usage, et finalement ramène la monnaie et la
force de travail à deux types de marchandises dont les propriétés sont
très spécifiques. La valeur de la monnaie-or, base de toutes les
monnaies, est pour Marx une valeur d'échange comme les autres, mesurée
par le temps de travail ; pourtant, s'il a pu en être ainsi aux origines
de l'économie monétaire, il y a longtemps que ce n'est plus le cas. La
monnaie n'est plus aujourd'hui qu'une unité de compte fondée sur le
crédit, c'est-à-dire finalement sur le travail et la production
marchande, et l'or n'a plus cours comme monnaie. Les salaires comme les
prix s'expriment en unités de compte, et non en marchandise-or.
Quant à la valeur-travail, elle se traduit en
salaires, liés au temps, et c'est à ce seul titre qu'elle est
calculable.
Le processus concret, dit Lagausie, est le suivant :
dans sa consommation
x le
salarié producteur transforme sa capacité de travail de
x à
y1, ou
y2, etc..
Le travail qui est la mise en œuvre et dépense de cette capacité, pourra
alors produire non seulement la marchandise
y, mais
y1,
y2...
On
peut dire que la production de valeur n'est pas industrielle, mais
biologique. On peut expliquer ainsi l'exploitation capitaliste :
l'ouvrier achète sa consommation à sa valeur, soit 100, et la transforme
biologiquement en capacité de travail d'une valeur de 200, laquelle,
incorporée dans une marchandise, ajoute comme il se doit une valeur de
200. Mais le capitaliste ne paye le travail effectué que 100. C'est donc
bien l'ouvrier qui produit
biologiquement un surplus de 100, lequel
est transféré au capitaliste grâce à la moins-value réalisée
sur le salaire».
En somme, ce schéma
qui parait proche de celui de Marx
ne se ramène pourtant qu'à une simple
différence entre le temps de
travail de l'ouvrier et le temps de travail qui a été dépensé pour
produire sa consommation. C'est autre chose
que d'affirmer : la force ou
capacité de travail a seule, comme marchandise, le pouvoir immanent de
produire plus que lui-même.
Cela revient à
dire qu'il ne faut pas considérer seulement
la «force de travail», mais en même
temps l'usage de cette
force, car c'est l'exécution du travail que paye l'entrepreneur,
et pas seulement la marchandise que représenterait
l'exécutant. Du même coup, il faut ramener la distinction
entre productifs et improductifs à ce
qu'elle est dans l'économie
moderne : est productif tout ce qui est payé en salaires, tout ce qui a un prix sur le marché, quelle que soit la
nature de l'activité en cause. Ce
n'est pas seulement l'entreprise
patronale qui peut s'approprier du travail productif,
ce sont tous ceux, même salariés, qui bénéficient de la différence
entre payements de temps de travail inégaux. Telle est
la source de ce que j'appelle, pour
ma part, «l'exploitation mutuelle».
En somme,
«l'identification de la valeur au temps de travail
est commode, mais trompeuse. La valeur n'a pas pour
unité de mesure celle du temps, mais est proportionnelle au temps. Entre
la valeur et le temps, Marx situe un coefficient
de proportionnalité dont la nature et le déterminisme échappent
à son analyse. Il n'envisage que la possibilité d'un mouvement
apparent de ce coefficient à la suite d'un changement
dans le temps de travail nécessaire à produire l'unité monétaire...
Marx n'imagine pas que ce coefficient puisse être variable sous
l'effet de la lutte de classes et des groupes de
pression». L'élévation prodigieuse de
la productivité depuis un
siècle, en même temps que s'est accrue considérablement
la population active dans le monde, et que le travail salarié
est devenu la forme la plus générale
du travail, justifie cette
thèse de bien des façons.
M. de Lagausie aboutit donc à d'autres conclusions que
M. Hollard. Il estime lui aussi que la théorie de la valeur marxienne
n'éclaire pas correctement les données empiriques disponibles, même si
celles-ci sont incomplètes et biaisées. Mais il propose d'abandonner les
difficultés de la double relation d'inégalité et de proportionnalité en
recourant à ce qu'il appelle un coefficient d'ouvraison, qui
permette d'établir des relations cohérentes entre les prix, les temps,
les travaux, rapportés aux personnes. «La théorie de la plus-value est
inacceptable, mais elle interprète dans une formulation idéaliste un
échange inégal de temps de travail... La valeur de l'ensemble des
marchandises est proportionnelle au temps de travail nécessaire pour les
produire... Quel que soit le mouvement des valeurs, les hommes ne
peuvent mettre à leur service que les temps de travail qu'ils effectuent
les uns pour les autres», ce qui entraine des conflits entre classes et
groupes.
«Entre le jugement de valeur (le choix, la préférence,
la nécessité), superstructure idéologique, et les échanges de temps,
infrastructure économique, s'est réalisée une articulation modelée par
les structures sociales (Etat, Institutions, Législation)».
Les Comptes de la Nation (1975) révèlent que 90 % des
revenus proviennent des salaires, des prestations sociales, des revenus
des entreprises individuelles ; 10 % seulement proviennent des droits de
propriété sur capitaux et immeubles. Les salaires représentent dans le
total une fraction croissante sous des formes de plus en plus
différenciées. Par leur intermédiaire, le temps de travail reçoit une
évaluation monétaire, tout comme la consommation.
Entre toute valeur
v et le
temps de travail
t nécessaire à la production, il existe une relation
t = m v où
m est le
coefficient d'ouvraison dont Lagausie donne la définition
suivante : «l'ouvraison d'une valeur est la durée de l'activité
nécessaire pour produire une unité de valeur. Plus le coefficient est
élevé, plus la valeur nécessite du temps de travail pour être produite».
Ce coefficient doit donc comprendre non seulement des horaires
d'activité, mais des temps d'apprentissage, des degrés d'intensité, de
complexité de la tâche, etc...
La comptabilité sociale d'ensemble présente ainsi un
équilibre dans l'ensemble des temps de travail et des produits consommables, mais au niveau individuel ou de groupe il y a
inégalité dans les échanges de temps de travail, d'où
exploitation
des uns par les autres. «Il existe une compétition
entre les échangeurs pour obtenir le plus possible de ces
unités (monétaires) et en céder le
moins possible... Ce pouvoir social est indépendant de la nature des biens qu'on peut
acheter... Il n'est nul besoin d'une
théorie de la valeur pour étudier l'exploitation. Il suffît de la
définir comme le rapport entre le
temps de travail donné et le temps de travail
reçu».
En échangeant un
revenu
v contre une consommation
v' les temps de travail
sont tels que
t
= m v et
t'
= m'v' (m
étant l'ouvraison du revenu,
m’ l’ouvraison de la
consommation).
Le rapport des temps de
travail échangés sera égal au rapport
des ouvraisons :
(t /
t') = (m / m').
Si ce rapport est
supérieur à 1, on perd du
temps dans les échanges, s'il est inférieur
on en gagne.
Inutile de dire que
ce calcul implique une connaissance des
temps de travail beaucoup plus
détaillée et suivie qu'elle ne
l'est aujourd'hui. Mais des progrès
considérables ont déjà été faits dans ce domaine, à l'Est comme à
l'Ouest, et la mise en ordre des
données déjà disponibles devient urgente.
«Pour contrôler les ouvraisons, dit
Lagausie, il faut les connaître. Il faut créer une technique nouvelle de la Comptabilité
Nationale : l'économie du temps de travail... De cette
technique résultera la connaissance
des échanges de travail et du même coup on pourra commencer à
contrôler en rigueur les conditions
de l'exploitation de l'homme par l'homme,
dans une première phase où il y aura en quelque sorte un minimum
«d'exploitation acceptée», ou si l'on veut,
d'inégalités contractuelles.
«L'exploitation ne
peut être acceptée que si elle est mesurée, connue de tous, et
correspond au jugement de valeur
que chacun peut porter sur le
travail, sa qualité, ses difficultés,
ses inconvénients et ses dangers. Elle ne peut être acceptée que
si elle correspond à une organisation de la société
et des échanges, telle que les
revenus non ouvrés distribués
résultent d'une véritable solidarité nationale, parce qu'ils sont donnés
aux retraités, aux malades, aux handicapés, aux enfants et aux
jeunes qui se préparent à travailler, à ceux qui
économisent sur leur consommation. Dans cette société, les
investissements sont planifiés et évalués à leur utilité réelle,
au temps de travail, c'est en somme une société complètement
transparente et égalitaire... La fixation de l'ouvraison
des revenus ne sera acceptée que si
les prix baissent avec la
progression de la productivité».
Cette perspective,
qui conserve les intentions de Marx
tout en abandonnant certains de ses
postulats théoriques, permet
de concevoir un état de choses où il soit possible, au moins
temporairement, que certaines catégories de salariés
en exploitent d'autres. Ce qui nous
ramène, au-delà du capitalisme
artificiel d'aujourd'hui, au cas du socialisme d'Etat de l'URSS et pays
connexes. En effet, si les sources profondes
de l'exploitation sont celles que décrit Lagausie, après
Marx, ce serait une illusion de
croire que la suppression de la
propriété privée fait disparaître
d'un coup de baguette magique les inégalités qui engendrent une exploitation. «Le
décret de nationalisation d'une
entreprise prive la bourgeoisie
possédante d'une partie de son pouvoir économique et
politique, transforme les relations
sociales à l'intérieur de
cette entreprise, mais pour modifier les échanges de temps
de travail entre les ménages, il
faut aller plus loin et s'intéresser à tous les revenus». C'est qu'en effet «les échanges
inégaux de travail ont deux origines
: l'inégalité des revenus pour des durées de travail égal et
l'existence de revenus non ouvrés,
c'est-à-dire ne provenant pas d'un travail.»
C'est justement le
cas des revenus non ouvrés qui pose
les problèmes les plus nouveaux et
difficiles. Pour consommer sans travailler, en effet, il faut jouir de
revenus qui dans certains cas sont l'équivalent d'une exploitation. Même lorsqu'un
ouvrier salarié prend sa retraite, ou est victime
d'un accident, «il ne travaille plus
tandis que sa consommation nécessite toujours un temps de travail
pour être produite. Dans ces conditions il n'est plus donneur de
temps, mais bénéficie, au contraire,
de la Sécurité sociale,
c'est-à-dire du travail des autres. D'exploité, il est devenu
exploiteur. C'est ainsi que des
droits permettent de consommer
sans travailler ou de consommer davantage sans travailler
plus. Mais les uns résultent des nécessités biologiques et
sociales, ce sont les droits sociaux tels que les transferts et
prestations sociales compensateurs
de maladie, accidents,
retraites, maternité, éducation, chômage, vieillesse, etc... Les
autres sont des droits de propriété
: revenus financiers, actions, terres, intérêts, loyers,
bénéfices d'artisans.» Les seconds
sont parfois inférieurs aux premiers, d'où la
rage de la bourgeoisie capitaliste
privée contre les transferts,
bien que nombre de bénéficiaires des
droits de propriété soient en
même temps des salariés, de sorte, dit Lagausie,
que «le développement d'une
bourgeoisie salariée suggère une ligne d'évolution conforme à un
schéma réformiste vers une
technocratie d'Etat socialiste».
Il va de soi que
l'une des formes les plus frappantes de cet échange inégal des
temps de travail est celle qui se
manifeste et s'aggrave dans les échanges internationaux, notamment
entre pays industriels et pays à base agraire. En 1960, par
exemple, les pays industriels échangeaient le
temps de travail avec les pays
sous-développés à 1 contre 7
ou 8. Les importations des pays développés exigeaient l'emploi
d'environ 73 millions d'actifs, tandis que leurs exportations vers les pays sous-développés ne nécessitaient l'emploi que
de 10 millions d'actifs environ. La réévaluation croissante des prix du pétrole a commencé à rectifier ce genre
d'inégalités.
Lagausie va
jusqu'au bout de son analyse lorsqu'il étend sa portée à une définition
plus large du salariat. «A la place d'une théorie idéaliste de la valeur
et de la plus-value, dit-il, on a une description des échanges inégaux
de travail, ce qui permet de définir un ensemble plus vaste que
les prolétaires : les donneurs de temps». Combien de temps de
travail pour produire des agriculteurs, des ouvriers, des fonctionnaires
des Assurances sociales ou d'une assistance ? Quel est le bilan
pour chaque classe et groupe social ? On a vu que
Baudelot-Establet donnaient une
première réponse à ces
questions, dans leurs tableaux de corrélations. Hollard allait
plus loin en montrant le genre
d'études à entreprendre pour
aboutir à des conclusions pratiques. Et Lagausie ne craint
pas de formuler une loi plus générale qui écarte les contradictions
sémantiques relevées chez Marx.
Lagausie étend son affirmation : «II est certain,
écrit-il, que les échanges inégaux de travail existent dans les pays
socialistes et qu'ils peuvent jouer un rôle dans ces «contradictions
non antagonistes». Mais il laisse ouverte la question de savoir ce que
signifie ce «non-antagonisme». Le vrai
socialisme, ajoute-t-il, serait «une
société où les échanges inégaux de temps de travail sont
maîtrisés, justifiés et contrôlés d'une manière démocratique», ce qui
entraine la nécessité de planifications et de nationalisations. Il
rejoint ainsi certaines des conclusions que j'ai présentées tout au
long du « Nouveau Léviathan ».
A certains égards,
les travaux que je présente ici tendent à montrer que le rôle
joué dans l'économie du temps, chez
les classiques comme chez Marx, est encore plus important
qu'on ne l'imagine d'ordinaire. Le temps n'est plus simplement
conçu comme une variable d'équations, ou la composante d'un
ensemble de facteurs. Il est devenu l'enjeu fondamental de tous les
rapports économiques et sociaux. Il est en définitive un objet,
et lui-même, dans les rapports que
nous subissons, une marchandise. Il n'est pas seulement
une valeur qui sert à mesurer toutes les autres. Il est lui-même
une marchandise spécifique que l'argent sert à mesurer
lui aussi.
C'est de ce côté que se tournent aujourd'hui de nombreuses
études tout à fait intéressantes, comme celles de R.
Teboul. En même temps, le
Commissariat du Plan a fait procéder, pour la préparation du
Ville plan, à une série d'études qui visent à examiner sur un terrain
pratique quelques questions
soulevées dans les entreprises et les services (Document
sur «l'aménagement du temps dans l'étalement des
vacances», décembre 1978 ; «Le partage du temps selon les
âges, le travail, la mobilité, le
revenu», juillet 1979 ; R. Bo-din
et G. Jean, «La qualification et le temps», 1979 ; M.
Pépin et D. Touneau, «Conséquences
des mesures de réduction de la durée du travail», Travail et
Emploi, juin 1979). Ces études chiffrées dépendent des données statistiques disponibles,
mais permettent déjà de constituer des nomenclatures et
classements de problèmes. Le matériel une fois
structuré permet d'aborder des
questions importantes. Mais
dans ce cas une réflexion théorique sur la nature du temps, telle
qu'elle est mise en œuvre socialement et individuellement,
devient tout à fait nécessaire.
C'est à ce genre de réflexion que procède J. Teboul.
En effet, se demande-t-il, peut-on admettre que le temps ne joue un rôle
décisif dans les rapports sociaux qu'au titre de temps de travail ? Le
temps hors travail (salarié) ne joue-t-il pas aussi un rôle essentiel
dans la mesure où à son tour il est tombé dans les filets de l'échange
marchand ? Et le temps de travail lui-même ne se réfère-t-il pas à des
dimensions qui débordent les mesures horaires classiques ? Le moment est
alors venu d'élaborer une théorie générale qui tienne compte de bien des
variables jusqu'à présent négligées, mais que l'évolution industrielle,
les transformations du salariat et les modes de vie programmés rendent
indispensables. A ce titre, la réflexion de Teboul apparaît comme un
prolongement des recherches de Hollard et de Lagausie, mais elle
s'oriente différemment parce qu'elle introduit certains paramètres qui
n'appartiennent pas directement aux relations économico-sociales bien
qu'ils s'appuient sur certaines analyses fondamentales de Marx.
…
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Lagausie a essayé, comme je l'ai rappelé, et comme il
y revient dans un article récent (2), de développer une critique des
catégories marxiennes dans le sens où je me suis engagé dans « Le
Nouveau Léviathan », ce qui conduit à douter de la validité des thèmes
de «valeur-travail», avec tout ce qui s'en suit, en particulier dans les
rapports sociaux du Socialisme d'Etat. Il confronte les catégories en
cause avec les réalités du capitalisme et du socialisme d'Etat
contemporain, et en conclut qu'il faut élaborer une nouvelle
méthodologie, en dépassant Marx plutôt qu'en lui mettant des «habits
neufs», ou en niant simplement sa profondeur, l'exactitude ou la portée
de ses analyses - dont le défaut, en fin de compte, est d'avoir trop
utilisé, à son corps défendant sans doute, les catégories de Hegel.
Ces ouvrages italiens ont pourtant un mérite.
L'honnêteté mathématique pousse les auteurs à établir, même si c'est
pour le regretter, tout le vide qui subsiste entre les formules
algébriques et le langage flou et ratiocinant de Marx, lié à ses axiomes
venus de Hegel et de Ricardo. Au point de préférer leurs schèmes de
calculs à ceux que Marx présentait grossièrement (comme je l'ai montré
dans « Sociologie et Logique », 1982) ; en somme à prétendre qu'à
certaines réductions mathématiques près, les formulations marxiennes
restent vraies, mais mal comprises parce que les choses se sont
compliquées. Cependant, cette vue ne s'applique qu'à l'analyse des Etats
capitalistes.
Lagausie, lui, suit une démarche différente, qui est
la mienne. Il constate d'abord ce que sont les relations économiques,
techniques, et sociales dans le capitalisme d'aujourd'hui comme dans le
socialisme d'Etat instauré en URSS, Chine, etc... Et il en conclut que
certains postulats essentiels chez Marx peuvent être laissés de côté,
que d'autres s'avèrent faux (inefficaces), que d'autres doivent être
élaborés, et qu'ensuite seulement il faudra mettre au point les
instruments logico-mathématiques capables de rendre compte des réalités
présentes. Selon cette démarche, ce n'est pas «la» marchandise qui
devient le pivot de l'analyse, mais le travail-salaire, d'où tout
découle, comme je l'ai fait précisément dans « Le Salaire socialiste ».
Dans ce cas, la poussière et variété des marchandises en général peut
s'expliquer par les nouvelles conditions du travail et du salariat.
…
(2) F. de
Lagausie : « Donneurs de temps de tous les pays... » Revue : NON !, N°
11, janv.-fév. 1982.
Bibliographie
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Pierre Naville
LA MAITRISE DU SALARIAT
Editions
Anthropos
15.rue
Lacepède, 75005 Paris
Copyright Editions
Anthropos 1984
ISBN 2 - 7157 - 1099 - 2
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