NON !
Repères pour le Socialisme
LE TRAVAIL : salariat
et pouvoir
No : 11 BIMESTRIEL
JANV-FEV. 1982 - M2491-11
Editions : Jacques Mandrin 13, Bd Saint-Martin, 75003
PARIS
Le quatrième article de cette revue est
rédigé par F. de Lagausie. Téléchargez
cet article :
François de LAGAUSIE
Donneurs de
temps de tous les pays ...
Sommaire :
INTRODUCTION
La théorie de la valeur est
traditionnellement la théorie des prix, le mot étant pris dans un sens
large : le prix de la marchandise ou du service mais aussi celui du
travail avec le salaire, de la terre avec la rente foncière, du capital
avec le profit ou le taux d'intérêt. Pour les marxistes, la théorie de
la valeur est aussi et surtout la théorie de l'exploitation et de la
croissance. Elle met en lumière l'infrastructure de la lutte des classes
et du matérialisme historique. Expliquant le fonctionnement de la
société capitaliste, elle donne, par opposition, les bases du projet de
société socialiste. Elle joue ainsi un rôle essentiel dans les choix
politiques.
La théorie de la valeur est une pièce
maîtresse de l'idéologie et les théoriciens, parfois sans qu'ils en
aient la volonté, ont été enrôlés dans la lutte des classes, tenant en
main le drapeau d'un parti. La discussion n'en a pas été facilitée et il
est habituel de s'exprimer sur ce sujet avec véhémence et en prenant les
adversaires pour des imbéciles ou pire. Si l'on ajoute qu'aucune
conclusion qui fasse l'unanimité n'a pu être dégagée, on comprendra que
ce chapitre pourtant fondamental de l'Economie n'ait pas bonne
réputation. Rares sont les chercheurs qui s'y intéressent et c'est pour
exciter leur esprit que je propose ici les grandes lignes d'une
réflexion déjà ancienne et solitaire.
Il n'y a aucune théorie de la valeur
qui en saisisse la totalité et les difficultés rencontrées dans leur
développement tiennent au fait qu'elles ne s'intéressent qu'à une partie
de la réalité tout en voulant expliquer l'ensemble. Les marxistes, avec
un peu d'imagination, ont les moyens d'articuler ces différentes
analyses partielles en un tout cohérent. La valeur économique met en
relation des phénomènes matériels, sociaux et idéologiques. Il y a
longtemps que le matérialisme historique propose de distinguer
l'infrastructure de la superstructure. Il suffit d'ajouter entre les
deux la structure sociale pour avoir trois niveaux d'analyse pertinents.
L'erreur a été de mélanger les
niveaux. Par exemple, l'emploi pendant des siècles des métaux précieux a
créé une confusion tenace entre marchandise et monnaie, entre un produit
du travail et un instrument comptable. Il est nécessaire de prendre
conscience que le temps du troc est passé et que
nous n'échangeons plus des « saumons
contre des daims » ou du « fer contre
du blé
». Nous payons par chèque ce qui est
très différent.
Nous nous efforcerons, dans une première partie, de mettre en évidence
les distinctions nécessaires entre
mouvements matériels, relations sociales
et idéologie de la valeur. Cette remise en ordre faite, il sera possible
d'en vérifier
l'unité
par quelques observations sur deux
problèmes d'actualité : le
socialisme et les nationalisations,
l'inflation.
( 1 )
(1)
Pour une discussion approfondie je
renvoie à un ouvrage publié par Anthropos en
1978 :
F. de Lagausie :
« Les échanges inégaux de temps de travail et l'inflation » ; le
sous-titre
« Marxisme et
recherche théorique en Economie
» ayant été
oublié par l'éditeur.
L'infrastructure.
Le
travail a été décrit comme une relation de l'homme à la matière : le
mineur avec le charbon, le forgeron avec le fer, le laboureur
avec la terre. C'est une vision bien
insuffisante quand la moitié de la
population active est occupée dans les services : employé de bureau,
syndicaliste, médecin, vendeuse, fonctionnaire, etc. Ici la
transformation de la matière est tout à fait
accessoire, voire
nulle.
Marx prenait pour point de départ de son analyse la marchandise. « La
richesse des sociétés... immense accumulation de marchandises» (premières
lignes du Capital) ». C'est une porte bien étroite pour pénétrer
dans l'ensemble des relations
économiques et il est bien difficile ensuite de l'élargir
pour y faire passer les services.
Dire que le service est une « marchandise » est une extension
abusive et stérilisante. Il vaut beaucoup mieux faire l'inverse, partir
du service et vérifier que la description se développe alors
sans difficulté.
Prenons l'exemple de l'employée du
bureau de la gare à qui l'on demande
les horaires d'un
train convenable pour effectuer un
voyage. Elle
produit de l'information. Son
travail n'est pas rapport à la matière mais rapport entre les
hommes : un producteur et un consommateur. Production et
consommation sont simultanées.
Si
nous cherchons ce qui appartient à l'infrastructure matérielle dans
ce que cette relation économique a de général nous ne trouvons qu'une
seule chose, la durée du
service. Nous découvrons immédiatement le temps de travail, le
temps pendant lequel on n'est pas libre, le temps pendant lequel on est
au service des autres. Chaque demandeur de renseignement a l'employé à
son service pendant quelques minutes. Mais la situation de
l'ouvrier qui crée une marchandise
n'est pas différente sinon
qu'il fait partie
d'une entreprise au service des
acheteurs de sa production. Que l'entreprise soit capitaliste ou
socialiste ne fait pas disparaître le rapport entre producteur et utilisateur de la production avec un temps de travail au service
de ce dernier. Depuis que dans la Préhistoire est apparu un producteur
spécialisé, il a mis son temps
de travail au service des autres membres de sa société. Le
développement de l'industrie a multiplié les entreprises intermédiaires
, mais une complexité plus grande ne modifie pas le principe de la
division du travail et de la consommation.
Le
concept de service est beaucoup plus général que celui de marchandise ou de bien économique. Il est aussi plus éclairant. Non seulement il
nous amène sans détour
abstrait au temps de travail mais, de plus, il montre que
l'important n'est pas le temps (incalculable) de travail qui a été
nécessaire à produire la marchandise que nous consommons actuellement ; par
exemple, le travail de ceux
qui ont planté il y a un siècle ou deux les chênes dont on a fait
les planches de l'armoire achetée aujourd'hui. L'important est le temps
actuellement à notre service, temps nécessaire à maintenir le flux de
produits que nous consommons. La production est un ensemble de
temps de travail ajoutés
simultanément avec pour finalité un flux de consommation.
Dire que des temps de travail sont à notre service pose immédiatement la
question de l'inégalité : je donne 8 heures de travail à la société,
combien en met-elle à mon service ? Le rapport entre le temps donné et le temps
reçu définit les termes d'un
échange inégal. Marx fait de longs raisonnements
pour démontrer l'existence d'une exploitation. Il est plus simple de la
calculer. On trouve, on
prouve (Marx le supposait), que l'ouvrier (au SMIC) travaille pendant un temps double de celui nécessaire à produire sa
consommation. Il y a un échange
inégal des temps de travail et c'est au niveau de la
structure sociale que nous voyons des forces intervenir pour maintenir
ou transformer ces
inégalités.
Au niveau de l'infrastructure il y a
une nécessité, la contrainte de
temps : la répartition du temps de travail national au service des
différents consommateurs. A ce niveau la théorie marginaliste,
prétendant que l'économie se stabilise spontanément à un point
d'équilibre optimum, n'a pas de sens. Il
n'y a pas d'optimum ; si l'un
emploie plus de temps de travail à son service, l'autre en a moins. On
peut augmenter la durée du travail ou le
nombre des travailleurs mais, quels
qu'ils soient, c'est le total des heures effectuées actuellement qui est
employé à produire. C'est ce total qui est
réparti inégalement.
Les autres contraintes physiques de
l'infrastructure sont beaucoup plus
étudiées, discutées, car elles intéressent directement la rentabilité
des entreprises et du
capital. Dans leur aspect général, il s'agit de la limitation des
quantités produites en fonction du
niveau de productivité. Il y a une contrainte
d'efficacité avec une pression sociale plus ou moins forte pour que le
temps de travail soit employé
à produire davantage et mieux.
La
contrainte de temps
t et
la contrainte d'efficacité
e
sont liées :
t e = q
en
consommant la « quantité »
q
nous mettons à notre service des travailleurs
pendant le temps
t.
La structure.
L'inégalité des échanges de temps de travail est le ferment quotidien de
la lutte des classes. Inutile sans doute de s'étendre sur ce sujet : une
multiplicité de rapports de force intervient pour régler la
répartition des emplois de temps de travail. En résumé, il existe une
contrainte sociale ayant pour but de
résoudre la contrainte de temps.
Sous une forme primitive, cette contrainte sociale se manifeste par une
affectation directe des produits. C'est l'esclave à qui l'on
donne quelque nourriture tandis que la totalité de son temps est à la disposition de
son maître. C'est le serf qui
peut cultiver un lopin de terre pour son usage personnel
ou le métayer qui partage la récolte.
Sous une forme plus évoluée, plus discrète, la contrainte sociale est
réalisée par une contrainte
monétaire. Au cours des siècles et par la multiplication
des transactions économiques, par l'approfondissement de la division
du travail, il s'est institué une véritable comptabilité sociale
qui a pour instrument la monnaie.
C'est l'employé qui, son compte crédité en fin de mois,
paye ses dépenses par chèque ou avec
des billets.
Ce sont les forces sociales qui, en
définissant un prix v, établissent un
rapport variable
m
avec le temps de travail t nécessaire à produire ce qui est
acheté.
Nous avons :
t = m v ;
t est
le temps de travail réel, concret, mesuré par une horloge,
v
le prix payé.
Par
ce procédé la contrainte physique de temps est transformée en contrainte monétaire, la contrainte d'infrastructure en contrainte de structure.
Le rapport
m
indique l'ouvraison de la valeur, le temps nécessaire pour produire
une unité de valeur. Plus la valeur est ouvrée,
m
grand, plus le temps employé est
grand.
Si l'on part du fait que le rapport du
temps de travail à la valeur est
variable, il devient inutile d’élaborer, comme le fait Marx, des
concepts de valeur et de temps abstraits tels que le rapport soit constant,
c'est-à-dire que la valeur soit proportionnelle au temps.
L'abstraction est alors si complexe,
si confuse et si éloignée des faits, si subjective, qu'il est impossible
ensuite de revenir sur terre
aux prix réels et aux temps réels. Le problème de la « conversion
» que les marxistes connaissent bien : comment transformer la
valeur théorique en prix ou
l'inverse, comme calculer cette valeur théorique
à partir des prix, ce problème
insoluble disparaît.
Contrairement à la théorie imaginée par Marx en s'inspirant de Ricardo, c'est parce que la valeur n'est pas proportionnelle au temps de
travail qu'il y a exploitation. Si avec le revenu
v
d'ouvraison
m il est acheté une consommation de même valeur mais d'ouvraison
m'
les temps échangés sont inégaux :
t m
___ = ___
t’ m’
le
rapport entre le temps donné à la société
t
et le temps reçu en échange
t'
est égal au rapport des
ouvraisons.
L'ouvrier est exploité parce que son revenu
a une valeur plus ouvrée que celle de sa consommation. L'employé, le
fonctionnaire qui disposent du même revenu et travaillent autant
sont dans la même situation. A l'inverse, il existe des valeurs non
ouvrées : les dividendes, les
intérêts, les retraites, les pensions. La place de chacun dans la
hiérarchie économique est définie
par le rapport d'échange et les classes, les
groupes, les individus, engagent une
lutte incessante pour maintenir leur
position et si possible l'améliorer.
L'étonnant cependant, dans ces conditions,
est que ce rapport d'échange soit relativement stable pour les grandes
catégories sociales.
« Relativement » mérite explication. Au milieu du
XIXe
siècle, Marx estimait que le taux de plus-value était de 100 %. L'ouvrier
travaillait 12 heures et sa
consommation était produite en 6 heures. L'échange s'effectuait à 2
contre 1. C'est ce chiffre
que l'on retrouve aujourd'hui pour le manœuvre.
Les études économiques qui comparent
les revenus des différentes professions, des différentes branches
industrielles, montrent que ces revenus évoluent
les uns par rapport aux autres avec des variations de l'ordre de 10 à 20
%, 40 % au maximum, si l'on fait des comparaisons s'étendant sur des
dizaines d'années. Mais cette
évolution est pratiquement négligeable, théoriquement
s'entend, quand on la compare à celle des prix et des salaires.
Depuis 1840 - 45 la valeur nominale des salaires a été multipliée par
environ 3000 !
Entre 1913 et 1966 les prix ont été
multipliés par environ 250. C'est
dire qu'au-delà des multiples actions et réactions de la lutte des
classes qui ont modifié d'une manière incessante, chaotique et
fantastique, tous les différents prix et tous les différents revenus ou salaires, la seule
stabilité relative est celle
des rapports des ouvraisons.
Pour la théorie des prix c'est un résultat décisif. La valeur n'est pas
proportionnelle au temps de travail, le rapport entre les deux ne
cesse de varier d'une manière considérable avec l'inflation. Par contre
les classes et les groupes se
surveillent étroitement et malgré les aléas des luttes sociales,
maintiennent leurs ouvraisons dans des rapports relativement stables.
Cette stabilité concerne les revenus ouvrés. Elle indique un maintien
relatif de l'inégalité pour les donneurs de temps. Mais depuis un peu
plus d'un siècle, en France depuis la Commune de Paris et surtout
depuis le Front Populaire, il s'est
produit un profond changement du côté des receveurs, des bénéficiaires
de cette inégalité, changement non pris en compte par Marx. Les
luttes de classes ont créé une nouvelle catégorie de revenus à
ouvraison nulle à côté des
dividendes, des intérêts, des loyers, des fermages,
celle des revenus de transferts. Les
capitalistes, les propriétaires, ne sont plus les seuls à
bénéficier du travail des autres grâce à des revenus non
ouvrés. Les luttes sociales ont
imposé à leur détriment le même avantage
pour les retraités, les pensionnés,
les malades ou accidentés, les chargés de
famille, pour partie les chômeurs,
etc.
Les sommes qui sont ainsi versées à tous ceux qui bénéficient d'une
protection sociale permettent de mettre à leur service 5 à 6
millions d'années de travail,
environ le quart de la population active, ce qui est considérable.
L'échange inégal ne s'effectue plus uniquement à l'avantage de
privilégiés mais aussi de titulaires
de bas revenus. C'est une victoire des ouvriers, des employés,
des fonctionnaires. Il était nécessaire d'en souligner
brièvement l'importance ainsi que le
moyen utilisé, le transfert monétaire
par un rapport de forces.
L'emploi d'une marchandise, un morceau de métal précieux, comme
support d'unités de compte, a
longtemps créé et continue de créer
l'illusion que l'on peut
assimiler une opération d'achat et de vente à un troc, à un
échange entre deux marchandises.
Pourtant dès la Renaissance,
l'utilisation de lettres de change dans les grandes foires de l'Europe a montré la
possibilité de séparer complètement monnaie et marchandise. Les
opérations se réglaient par
débit-crédit d'unités de compte. Même l'usage des monnaies
métalliques, tel qu'il fut pratiqué et non tel qu'on l'enseigne, montre
une constante disjonction entre la valeur de la monnaie et celle du métal.
Dès l'origine, dans
l'Antiquité, les pièces avaient une valeur indépendante de celle
du métal et rares sont ceux qui, ayant pouvoir de battre monnaie, n'ont
pas utilisé cette indépendance à leur profit. Ils furent accusés de
fabriquer de la fausse monnaie mais, entendue dans ce sens, la monnaie
est toujours fausse.
A
propos du billet de banque, Marx parlait de valeur symbolique, le
billet symbole d'or. Mais l'or lui-même n'est pas monnaie. Il faut une
inscription qui indique le
nombre d'unités de compte. L'or n'est là ou plutôt
n'a été là, que pour donner une garantie comme la possession d'un
immeuble, d'un terrain, d'un bijou ou de toute autre marchandise.
La
monnaie en tant que telle n'appartient pas à l'infrastructure, elle est
du domaine des relations sociales. Ce fait est particulièrement mis en
évidence lors de sa création. La plus grande partie de la monnaie
en circulation aujourd'hui est une
monnaie d'écriture qui est émise par des opérations de crédit.
Les banques utilisent les sommes qui restent inscrites sur les comptes
courants de leurs clients pour les
prêter sans demander leur avis. Quand Pierre prête 100 F à Paul,
Pierre a 100 F de moins et Paul a 100 F de plus, le
total est inchangé. Mais quand la
banque prête 100 F grâce aux dépôts de
ses clients, les comptes de ces
derniers ne sont pas modifiés et le total de la
monnaie en circulation a augmenté de
100 F. Les banques ont un privilège
que les rois ont mis des siècles à
monopoliser en l'enlevant aux seigneurs et
aux évêques, celui de battre monnaie.
Aujourd'hui les seigneurs-évêques
sont les banquiers. Ils protestent
contre les nationalisations mais la société
peut-elle abandonner à des
particuliers la maîtrise de sa comptabilité sociale
?
La
contrainte monétaire n'a pas la même nature que la contrainte de
temps parce que des décisions politiques peuvent la modifier. Elle est du
domaine des relations sociales. Une émission de Bons du Trésor
achetés par les banques permet à
l'Etat de disposer d'argent
qu'il peut distribuer à une
catégorie de citoyens. Une relation personnelle avec un banquier
facilitera l'ouverture d'un crédit à une entreprise, créant ainsi le moyen
d'augmenter des revenus. En
valeur on peut donner plus à
l'un sans en enlever à
l'autre. Ce n'est pas
possible avec les temps de travail.
La
distinction entre la valeur et ce qui est évalué doit être présente à
l'esprit à chaque pas de l'analyse économique. Un tracteur posé sur le
sol avec ses quatre roues,
son poids de métal, c'est de l'infrastructure. L'acte
médical avec sa durée c'est aussi de l'infrastructure. Mais le prix du
tracteur ou de la consultation est une relation sociale. C'est le nombre
de francs que l'on demande
pour devenir propriétaire du tracteur ou pour le service d'un
médecin, nombre qui varie avec l'inflation, la concurrence, la tête du
client, la pression des groupes, etc. La distinction est
capitale. L'Economie lie trois
ordres de phénomènes, il est très important de ne pas les confondre.
Nous en avons vu deux, voyons
le troisième.
La superstructure.
Ce sont des hommes qui achètent,
vendent, travaillent, consomment, et
la théorie ne peut ignorer les réflexions, les impulsions, les
sentiments qui les incitent à prendre une décision économique.
Les marginalistes ont même pu penser que c'était dans les différentes appréciations subjectives
que se trouvait l'unique
explication des prix. Le paradoxe est que les
marxistes sont mieux placés que
leurs adversaires pour étudier la valeur subjective car il s'agit
en réalité d'une valeur idéologique tout à fait à sa place dans une
superstructure.
La
subjectivité imaginée par les marginalistes est en effet idéaliste en ce
sens qu'elle
est celle d'un homme isolé,
n'appartenant à aucune société particulière,
un homme sans mémoire, ignorant les
contraintes sociales, les
rapports de classe et recherchant un optimum de satisfaction. On ne comprend
pas, dans ces conditions, pourquoi cet homme a dans sa tête des idées
de prix et de revenus, ce qui
suppose l'existence de relations sociales avec
tout ce
qu'elles
comportent comme facteurs
déterminants.
Les
nécessités logiques d'une théorie qui se veut exclusive conduisent
les marginalistes à supposer l'existence d'une valeur subjective
ayant un caractère monétaire. Ils ne peuvent arriver à définir le prix comme
point de rencontre de deux
subjectivités, celle de l'acheteur et celle du vendeur, si ces
subjectivités n'ont pas une forme chiffrée : 15 haricots contre 2
tomates. Manière inacceptable
d'éviter l'obstacle. Le jugement de valeur peut dire
c'est bien, c'est trop ou pas assez,
il ne peut dire 5 F sans sortir de la subjectivité,
sans expliquer la valeur par le prix du marché. La valeur subjective
est au mieux une idée mais
pour qu'elle soit une idée de prix il faut se référer aux autres prix.
Il y a là pour les marginalistes une contradiction insoluble, une
confusion inverse de celle de Marx. Il mettait la monnaie dans
l'infrastructure, ils la placent dans la superstructure. C'est la raison
pour laquelle ils n'auront pas
grand-chose à dire sur la monnaie. La « propension
» pour la monnaie est une invention farfelue qu'il est honteux de voir
figurer dans les manuels
d'Economie.
Cette critique n'empêche pas de reconnaître la cohérence de la théorie
marginaliste au niveau de la superstructure. L'équilibre
économique tel qu'ils le conçoivent
ne peut être que subjectif. L'optimum atteint n'est pas une idée de prix
mais c'est une idée vague, ce qui n'est pas complètement
faux.
Dans la décision d'acheter, il y a
plusieurs aspects : un besoin physiologique, une pulsion affective, un
choix culturel, une mode, un jugement quantitatif et enfin une
évaluation monétaire. Sur tous ces points les spécialistes
sont mieux placés que les économistes pour parler. Quelques mots
cependant pour être tout à fait clair.
Sur les besoins physiologiques :
alimentation, protection contre le
froid, les maladies, la fatigue, inutile de développer. Les pulsions
affectives ont donné lieu à de nombreuses recherches, en particulier des
techniciens de la publicité. On a étudié les effets des
emballages, des couleurs, des
odeurs, de la musique, de la quantité présentée au client, des images de
marque. On a sondé les motivations, l'inconscient des acheteurs afin de
provoquer une « persuasion
clandestine ». Les choix culturels ont été décrits par
les ethnologues. Chaque peuple a sa
nourriture, ses vêtements, sa maison, ses temples et ses
tombeaux, ses palais et ses théâtres. Pour ne prendre qu'un exemple, la
viande de porc n'a pas de valeur pour un musulman. Quant aux fantaisies
de la mode, elles renouvellent continuellement les
marchés,
qu'il
s'agisse des robes, des voitures,
des vacances, des médicaments
ou des aliments dits naturels.
Dans une très large mesure il est
possible de dire, en paraphrasant
Marx, que les valeurs dominantes sont celles de la classe dominante. Le
jugement de valeur, même en dehors de toute expression monétaire,
se présente ainsi comme une
superstructure fortement modelée, imprégnée, créée
même par la société. Il y a donc tout
un contexte idéologique qui aboutit à des classements d'ordre, à définir
des priorités, à juger les marchandises et
les services par une appréciation
qualitative : acheter avant, après, trouver
mieux, meilleur, plus joli, plus
solide, plus conforme au rang social, plus
prestigieux, plus à la mode, etc.
Ainsi se crée une valeur subjective, non quantitative, aux contours mal
définis. C'est une opinion, c'est un jugement de valeur. Ajoutons
que ce jugement place les valeurs économiques dans l'ensemble des valeurs. Elles
sont exactement sur le même
plan. Voir le proverbe : « la façon de donner
vaut mieux que ce que l'on donne ». Valeurs économiques et valeurs
affectives sont échangées,
étroitement mêlées et confondues. Si, parfois, « plus
c'est cher, plus c'est beau » c'est
que le cher est entouré d'une auréole de
prestige. La valeur subjective d'un
repas avec des amis n'est pas égale à son
coût.
Enfin et ce n'est pas compris par les
marginalistes, le passage de la
valeur subjective au prix est une articulation entre le sujet et la
société, articulation qui fonctionne dans les deux sens. La valeur que nous attribuons
aux choses est fonction de
notre idéologie mais le prix que nous les payons est un rapport
social.
Dans un ouvrage publié par l'INSEE (Bernard Brunhes : Présentation
de la Comptabilité Nationale Française, p. 16 - 1969) il est écrit : «
la théorie économique montre
que dans les cas de concurrence parfaite... ces prix peuvent être
considérés comme une mesure de l'utilité économique des biens ». Il est
vrai que, tout en provenant du même arbre, les grosses pêches,
plus belles, ont plus de valeur que
les petites. Mais cette différence ne doit
pas faire oublier l'essentiel, à
savoir que le prix de toutes les pêches constitue
le revenu de leur producteur. Quel est le point de repère qui permet de
définir le prix d'une consultation médicale ? Il ne peut en
exister qu'un seul : le revenu.
On multiplie le nombre des
consultations par leur prix et on
compare le revenu mensuel du médecin à celui des salariés ou celui des
autres professions libérales.
Ajoutons que la « concurrence parfaite » n'existe plus (dans la mesure
où elle a existé). Les agriculteurs et les médecins sont
syndiqués et la fixation de leurs
prix donne lieu à des pressions spectaculaires.
Le
prix n'est jamais qu'une somme de revenus et faire la théorie des
prix sans parler des revenus c'est expliquer le mur en oubliant les
briques. Dans le prix d'une
marchandise il y a le revenu des différents participants à
divers titres à la production : les
ouvriers, les artisans, les agriculteurs, les
techniciens et les cadres, il y a le
revenu des prêteurs de capitaux, des propriétaires,
il y a les impôts, c'est-à-dire le revenu des fonctionnaires et des
fournisseurs des
administrations ; avec les cotisations, celui des bénéficiaires
des prestations sociales.
Nous passons ainsi à l'autre face de la transaction. A l'idéologie du
consommateur, de l'acheteur, fait face celle du vendeur c'est-à-dire
l'idéologie du revenu. Ici il
faut évoquer les recherches des sociologues sur la théorie du
rôle. Chaque société définit un
ensemble de traits qui caractérisent la personne
qui occupe une certaine position sociale. Il y a des modèles : le fils,
le père, la grande sœur,
l'ouvrier, le chef, l'officier, le patron, le fonctionnaire, etc.
Chacun « doit » avoir un certain comportement, jusqu'à une manière
de s'habiller, de se loger, de se
nourrir, de boire, un certain type de distractions, de fréquentations.
Celui qui s'écarte de ces normes, qui ne « tient pas
son rang » est considéré avec
inquiétude.
Ces modèles idéologiques ont très nettement des aspects économiques.
La hiérarchie des revenues est en relation avec la hiérarchie des
rôles. Le revenu du cadre « doit » être supérieur à celui de l'employé même si son
travail est plus agréable,
moins fatigant. L'ancien est mieux payé que le nouveau même si celui-ci est plus actif, plus au courant des dernières
techniques. Les salaires des
femmes sont moins élevés que ceux des hommes, ceux des Noirs que
ceux des Blancs, etc. La responsabilité, la respectabilité, la
notabilité, ont une valeur économique.
Il
faudrait étudier les conflits de rôles en liaison avec les transformations des structures sociales, la montée des classes nouvelles,
l'élévation du niveau de consommation, le développement d'idéologies
contestataires qui dessinent
des modèles contradictoires. Le capitaliste voit son rôle et celui de
l'ouvrier selon l'idéologie
bourgeoise. L'ouvrier, l'intellectuel, se réfèrent à d'autres modèles
d'où des conflits. Dans les échanges d'attitudes l'autre ne
joue pas le rôle que l'on attend de lui, il refuse le « dialogue ».
Un bel exemple de l'influence de
l'idéologie est celui de l'U.R.S.S. après la Révolution d'Octobre
lorsque la politique des salaires fut définie
selon des principes égalitaires.
Tendance complètement renversée par la
suite quand il fût nécessaire de
pousser les ouvriers et les cadres à un meilleur rendement afin de
réaliser les plans quinquennaux. La Chine connaît le
même débat avec la question des «
stimulants matériels ».
Ces quelques réflexions sur l'idéologie et ses rapports avec la valeur
économique sont loin d'avoir épuisé le sujet mais elles sont sans doute
suffisantes pour comprendre
l'intérêt d'une insertion de la valeur subjective des
marginalistes dans la superstructure en lui faisant subir, il est vrai,
une profonde transformation.
Le matérialisme historique.
Nous avons repris les idées de Marx en les nettoyant de leur confusion,
en distinguant clairement ce qui est matériel de ce qui est social ou
intellectuel.
Quelle
est
l'utilité
de cette opération ? C'est de
continuer à faire œuvre de
marxiste en proposant un outil
d'analyse, une méthode, une manière
de définir les problèmes et un cheminement pour les résoudre, une
technique de synthèse alors
que les découvertes elles-mêmes sont en général faites
depuis longtemps. Remettre en place
dans un cadre cohérent tel est l'essentiel.
Le
matérialisme a reçu des critiques justifiées lorsqu'il a prétendu se
présenter comme une « loi » de l'Histoire. Le matérialisme historique ne
peut rien démontrer. C'est une hypothèse parmi d'autres, ce n'est pas
une preuve. Il faut
souligner ce qui pour un historien est évident : chaque événement
doit être décrit avec ses mouvements, ses déterminismes particuliers.
En Histoire les généralités
ne sont que des banalités. Il faut
aller
plus loin, démêler les acteurs, les
actions et les réactions dans des situations qui ne se
retrouvent jamais identiques.
L'efficacité du matérialisme historique tient au fait que les hommes se
heurtent à des contraintes permanentes et de natures différentes. Toutes
les sociétés ont des
échanges inégaux de temps de
travail, c'est une contrainte
matérielle à partir du moment où il existe une division du
travail avec des producteurs spécialisés ayant une efficacité limitée. Aucune société ne
peut y échapper. De même
qu'elle ne peut échapper à la nécessité d'une contrainte
sociale, contrainte de classe pour résoudre cette contrainte matérielle.
Enfin, il faut bien constater que toutes les sociétés justifient cette
contrainte sociale en inventant une
contrainte idéologique.
Par contre, si l'on identifie le matérialisme à l'idée que le moteur de
l'Histoire est le
développement des forces productives l'objection est immédiate
: les forces productives, ne peuvent se développer que sous l'influence
de facteurs sociaux et
intellectuels. Ce sont les hommes qui font l'Histoire.
Si les moulins à eau et les moulins
à vent ont joué un rôle dans nos
civilisations,
c'est que des hommes ont su les inventer et s'en servir, d'autres les
exploiter.
Enfin Marx a centré son analyse sur ce
qu'il
appelle les rapports de production
c'est-à-dire, en simplifiant, sur les rapports entre certains propriétaires
de moyens de production et les travailleurs qui les mettent en œuvre.
Mais ces rapports ne concernent qu'une partie d'un ensemble
beaucoup plus vaste constitué de toutes les transactions économiques.
C'est cet ensemble
qu'il
faut étudier car toute transaction
implique un échange inégal de
temps de travail et une possibilité d'exploitation. Marx a posé un problème
plus vaste qu'il
ne pensait, il faut continuer ses
recherches.
Le socialisme et les nationalisations.
En
cette fin d'été 1981, le débat en France sur les nationalisations est
assez curieux. Comme s'ils en
avaient honte, les socialistes ne parlent pas de socialisme. Ils
défendent leur projet avec des arguments économiques : la
saine gestion des entreprises, la
dynamique industrielle, le contrôle du crédit, le financement des
petits et moyens entrepreneurs, les restructurations,
etc. Leurs adversaires font
évidemment l'inverse et ce sont les P.D.G. qui
invoquent Marx et le marxisme,
l'idéologie, les dogmes socialistes, tandis
qu'ils
se taisent sur la gestion plutôt
désastreuse d'un bon nombre de leurs
entreprises.
Tous les partis communistes du monde enseignent dans leurs écoles de
cadres la théorie de l'exploitation capitaliste, celle de la plus-value.
D'où l'on déduit la définition marxiste du socialisme : une
société sans classe où l'exploitation
de l'homme par l'homme a disparu par suite de l'appropriation collective
des moyens de production. La société est divisée en classe
explique Marx, parce que des hommes sont propriétaires des terres, des
mines, des usines. Les autres sont bien obligés d'aller leur demander du
travail s'ils veulent vivre.
Ils sont ainsi dans une position d'infériorité et subissent
la loi du Capital qui consiste à les faire travailler pendant un temps
plus long que celui nécessaire à reproduire leur force de
travail. Le temps supplémentaire
étant donné ainsi gratuitement au capitaliste.
Nous n'allons pas entrer dans les
détails de la théorie de la valeur et de
la plus-value, je renvoie à
l'ouvrage cité en référence. En simplifiant, on peut dire qu'elle
repose sur deux principes, l'un avancé en 1776 et en 1817
par les économistes de l'école classique anglaise, Smith et Ricardo,
l'autre par Marx. Le premier dit que la valeur d'une marchandise est
proportionnelle au temps
de travail nécessaire à la produire. Le second que le salaire est le
prix d'une « marchandise » particulière, la force de travail de
l'ouvrier.
Ce
que le capitaliste achète à l'ouvrier ce n'est pas son travail. Le faisant
travailler 12 heures par jour, la valeur de ce travail ou de la
marchandise produite par ce travail est proportionnelle à 12
heures. Il achète sa force de
travail, une « marchandise » qui est produite en 6 heures de travail, le
temps nécessaire à produire
la consommation de l'ouvrier et de sa famille, à reproduire la classe
ouvrière. La valeur de cette force de travail est proportionnelle à 6
heures. Ainsi le capitalisme paye l'ouvrier à sa valeur, mettons
60 F si
10F
correspondent à 1 heure, et vend la marchandise à sa valeur
120 F. Il a gagné 60 F. C'est la
plus-value.
La
démonstration repose en fait sur un troisième principe, très
généralement admis, à savoir que toute transaction économique est un
échange de valeurs égales. La monnaie étant faite d'une
marchandise l'or, on ne fait qu'échanger des marchandises comme dans le troc primitif. La valeur de
ces marchandises étant proportionnelle au temps de travail il est
impossible de produire
une valeur dans un échange, les
temps de travail échangés sont
égaux. Ce n'est possible que dans le
rapport de production entre le capitaliste et l'ouvrier parce que c'est
le moment où l'on passe de 6 à 12 heures, il y a
production de 6 heures de travail
supplémentaire et de la valeur correspondante : 60 F. Ainsi se
réalise cet apparent miracle, ce troublant mystère,
tout est acheté et vendu à sa valeur
et pourtant le capital a changé de valeur.
Marx pense décrire ainsi un mécanisme fondamental car ayant en aversion
certaines professions, il affirme qu'elles vivent de la plus-value
produite par les ouvriers, plus-value rétrocédée par les capitalistes. Par
exemple, les commerçants et leur personnel sont à ses yeux
inutiles, des escrocs, des,
improductifs. Dans une société socialiste on ira chercher directement
les marchandises dans des
dépôts avec des bons. De même, les employés de banque et les
comptables des entreprises sont également inutiles car on supprimera
la monnaie. Ces professions ne servent qu'à aider les capitalistes
dans leur exploitation des
ouvriers. Autant pour les fonctionnaires, l'armée et la police, les
juges et les avocats, qui protègent la bourgeoisie en constituant
un Etat répressif qui disparaîtra en régime socialiste. Marx ne pouvait
prévoir que toutes ces professions occuperaient aujourd'hui des millions
de personnes et qu'il serait difficile d'imaginer qu'elles vivent
toutes d'une plus-value intarissable.
D'autant que, dans les pays socialistes, ces professions sont
loin d'avoir disparu. Pas plus d'ailleurs que la monnaie, sauf pendant
une courte période utopiste, immédiatement après la Révolution
d'Octobre où la monnaie fut
effectivement supprimée. L'inflation était telle
d'ailleurs qu'elle ne valait plus
rien.
Il
y a beaucoup d'objections à la théorie marxiste de la plus-value. La
plus connue a pour origine
Marx lui-même lorsqu'il est obligé d'admettre
que les marchandises ne sont pas
vendues à leur valeur. Pour que le commerçant
reçoive une partie de la plus-value produite par les ouvriers il faut
que le capitaliste lui cède
sa marchandise en-dessous de sa valeur, il la vend
à un prix inférieur à sa valeur. Il y
a décalage entre prix et valeur. Et si la
marchandise n'est pas vendue à sa
valeur, pourquoi la force de travail le serait-elle ? Grâce à la
puissance des syndicats, les ouvriers ne peuvent-ils la
vendre au-dessus de sa valeur et
ruiner ces malheureux capitalistes ! Il est étonnant que le
patronat n'utilise pas cet argument dans les périodes de
baisse du taux de profit.
Après les observations des chapitres précédents il y a une critique plus
grave à formuler qui est celle de confusion. Confusion entre
infrastructure matérielle et structure sociale, confusion entre marchandise et monnaie,
confusion entre les deux niveaux d'analyse.
L'ouvrier qui travaille ne produit pas une valeur, il produit une marchandise.
Nous sommes dans l'infrastructure. La valeur apparaît au
moment de la vente quand le client
donne des francs pour acheter la marchandise
ou quand le patron paye les salaires de ses ouvriers. Nous sommes alors
au niveau des relations sociales. Tant que la vente n'a pas eu lieu, on
a produit des objets, des
choses, des services, mais pas une valeur économique. C'est
l'erreur classique de nombreux entrepreneurs qui pensent
d'abord à produire alors qu'il est
essentiel de vendre. Pour le vérifier, il suffit de penser aux
entreprises en faillite dont les stocks sont sans valeur et qui
ne payent ni leurs fournisseurs, ni leur personnel. Ou encore aux
quantités de fruits et de
légumes que l'on détruit chaque année pour éviter que les cours
ne s'effondrent.
Le
principe de proportionnalité, en liant d'une manière rigide la valeur au
temps de travail, introduit une confusion. La valeur n'est plus en
rapport avec la société mais avec l'infrastructure. Elle devient
indépendante du marché, des échangeurs, des monopoles, des rapports de
force. Elle s'identifie à un temps
de travail tout en devenant une forme abstraite du prix. Dans les
exemples de calcul de la plus-value, Marx parle aussi bien en heures de
travail qu'en livres sterling.
Ce
sont les relations sociales qui, en définissant un prix, établissent un
rapport variable entre valeur et temps de travail. Le prix est la seule
valeur économique. Hors du
prix il n'y
a que des concepts inventés pour
faire fonctionner dans l'abstrait une théorie fausse.
La
confusion apparaît en évidence si l'on pose la question : d'où vient
le profit ? Pour Marx, nous l'avons vu, le profit a pour origine
la plus-value qui est identifiée au temps de travail supplémentaire de l'ouvrier. Le
profit vient de l'ouvrier. C'est du « travail non payé » nous dit Marx.
En réalité, il y a deux
choses différentes : un échange inégal de temps de travail et un
transfert d'unités monétaires, un paiement. Il est exact que c'est
l'ouvrier (et tous les donneurs de
temps) qui donne du temps de travail plus qu'il n'en
reçoit et c'est le capitaliste (avec
d'autres) qui en bénéficie. Mais c'est le
client qui, achetant la marchandise,
donne des francs qui vont constituer le profit, le client pouvant
être un ouvrier. Le propriétaire d'un commerce
peut très bien, comme l'imagine Marx,
vivre du temps de travail perdu par
des ouvriers (et d'autres) mais son
profit c'est le client qui le paye. Les unités
de compte qui vont constituer le
profit ont été créées non par l'ouvrier du
profiteur mais par le système
bancaire en mettant des billets en circulation
et en ouvrant des crédits sans
diminuer la monnaie des déposants.
Il
a peut-être été insisté trop lourdement sur cette critique de la théorie
de la plus-value. C'est que l'existence d'une comptabilité
sociale, d'une comptabilité monétaire, servant à régler des échanges inégaux de temps de
travail a complètement échappé
et continue d'échapper aux marxistes, ce qui ne leur permet pas
de comprendre exactement la nature du régime
qu'ils
veulent instaurer. La suppression de
la propriété privée des moyens
de production, même totale, ne fait
pas disparaître les échanges inégaux de
temps de travail et sur cette base
peut se créer une nouvelle société de classe.
On
sait les discussions pour savoir si les pays de l'Est sont socialistes.
Non, disent les sociaux-démocrates, oui, disent les communistes. Pour
les pays Scandinaves la
réponse est inversée : oui, disent les premiers, non, disent les
seconds. La distinction entre socialisation et nationalisation a
donné lieu également à bien des
subtilités.
Dans les Cahiers du Communisme, organe théorique du Comité
Central du P.C.F. il y eut, peu après la
Libération, un article, de F. Billoux
si ma mémoire est bonne, qui expliquait que les nationalisations devenaient des socialisations si des communistes
étaient au gouvernement. Est-ce la première fois qu'un marxiste fait
dépendre la nature du système économique de la nature du
gouvernement ? Le matérialisme historique tel qu'il a été précisé nous offre ici un
bonne méthode pour reclasser des faits bien connus, permettant d'y voir
un peu plus clair et de poser
les bonnes questions.
Après éventuellement une phase
égalitaire, appelée en U.R.S.S. le « communisme de guerre », en Chine la
« Révolution culturelle », à travers
une lutte de classes longue, dure, violente, tous les régimes
socialistes se sont
développés en sociétés fortement hiérarchisées avec une classe
dirigeante composée des cadres
politiques, administratifs, économiques,
militaires.
Ces cadres sont des privilégiés. C'est la « nomenclatura ».
Ils
ont
accès à des magasins spéciaux qui
leur réservent des produits introuvables ailleurs. Ils disposent
de voitures, d'avions, vivent dans des logements confortables
dans des quartiers réservés, parfois les anciens palais de l'aristocratie,
avec des domestiques et un train de vie très supérieur au reste de la
population. Ils ont accès à des
réserves de chasse, à des séjours dans des stations
climatiques. Les meilleurs artistes
leur
donnent des concerts privés
comme dans les grands salons de la «
jet society ».
Je
ne dispose pas de chiffres mais il est évident
qu'il
y a dans ces pays socialistes,
au niveau de l'infrastructure, des échanges très inégaux de temps de
travail au profit d'une classe dominante.
Au
niveau de la structure sociale et par rapport au capitalisme et aux
sociétés antérieures, nous sommes en présence d'une société
nouvelle car le rapport de forces entre les classes n'est pas déterminé par la propriété
privée des moyens de production, terres agricoles, mines, usines,
sources d'énergie, etc. mais
par la possession des pouvoirs de décision notamment en matière
de salaires et de niveau de
consommation. C'est une société nouvelle car
c'est une société de salariés. Les
anciennes classes peuvent subsister, par
exemple des paysans aux statuts
variés : petits propriétaires, fermiers ou
métayers de l'Etat, membres de
coopératives. Mais ces classes ne jouent plus qu'un rôle mineur,
ce qui ne veut pas dire négligeable, dans les luttes sociales.
Comme dans toutes les sociétés de classes, la classe dominante tend à se
conserver organiquement. Les
enfants, les membres de la famille des dirigeants
se retrouvent eux aussi parmi les cadres supérieurs. Voir le problème
des veuves, celle de Mao, ou l'exemple de la famille Hodja en
Albanie. Enfin, dernière
caractéristique sociale, la répression contre toute
velléité
de mettre en danger l'ordre
existant. Inutile de s'étendre sur les goulags et
autres
lieux
de séjours psychiatriques.
Au
niveau de la superstructure nous observons une idéologie de classe :
les idées dominantes sont celles de la classe dominante. Société
de salariés, toute propriété privée
d'un moyen de production qui peut être une source
d'indépendance économique et
politique est considérée comme une tache.
Le coiffeur qui prétend avoir son
magasin, le cuisinier
qui veut
installer
un bon restaurant, le petit
paysan qui accepte de se faire exploiter pourvu
qu'on le laisse travailler à son idée
sur sa terre, vivent dans des situations
précaires. Tolérés un jour,
ils
sont dénoncés le lendemain comme des
ennemis à abattre, des germes du grand capital.
Société de salariés, la hiérarchie des revenus est justifiée par le
principe : « A chacun selon son
travail ». Principe séduisant pour les travailleurs et qui a l'avantage
de laisser une grande liberté dans l'appréciation des travaux
respectifs par la classe dirigeante.
Enfin, il est vu d'un très mauvais œil
toute tentative de redonner au
marxisme sa vitalité
en le débarrassant d'une fidélité à
la lettre de Marx et des
travaux d'exégèse, en l'orientant sur des thèmes autres qu'historiques,
en reprenant les méthodes du matérialisme historique pour mettre
à jour les relations nouvelles entre infrastructure, structure et
superstructure, entre les nécessités
d'un
développement de la production socialiste, la constitution
d'une classe de
privilégiés et la
transformation d'une idéologie révolutionnaire en idéologie
conservatrice.
Les marxistes ne doivent pas se
voiler la face. Ce bref résumé de faits bien connus et la mise en
évidence d'un échange inégal
de temps de travail permet de
répondre à la question : qu'est-ce que le socialisme ?
Le socialisme
est une société de classes de salariés avec une classe dominante, les
cadres, et une classe dominée, les donneurs de temps.
La définition pourrait
être simplifiée en appelant peuple
l'ensemble de ceux qui, lorsqu'ils travaillent, sont des donneurs
de temps. Il y aurait alors deux classes, les cadres et
le peuple.
L'idée qu'il
existe en U.R.S.S. une exploitation
de classe n'est pas nouvelle.
Elle
fut exposée par Bruno Rizzi dans un
ouvrage qu'il
publia lui-même
en août 1939 : « La Bureaucratisation du Monde. Le collectivisme
bureaucratique. Quo vadis
America ?». Ouvrage
interdit, saisi et mis au
pilon. Il faisait suite à des discussions au sein de la 4e
Internationale. Voir à ce sujet le livre très documenté de Pierre
Naville : « Le salaire socialiste. Le Nouveau Léviathan 3 »,
deuxième volume, sur l'histoire moderne des théories
de la valeur et de la plus-value. (Anthropos 1970).
Rizzi voit très bien l'existence de classes et d'une lutte de classes en
U.R.S.S. mais il n'arrive pas à expliquer par quel mécanisme
s'effectue l'exploitation. C'est qu'il essaye d'utiliser, en les pétrissant quelque
peu, les concepts de force de travail, de rapport de production,
de plus-value, d'appropriation, bref,
les outils théoriques légués par Marx, et Naville n'a pas grand mal à
mettre en évidence les incompatibilités. Si l'on admet les
principes d'équivalence et de proportionnalité il est clair que sans
propriété privée d'un capital il ne peut y avoir le rapport de
production indispensable pour faire apparaître une plus-value.
Rizzi essaye alors de comparer le
socialisme au servage mais le résultat est pire.
Une fois admise la théorie marxiste de la valeur il est impossible de
démontrer l'existence d'une exploitation dans un pays socialiste. D'où
son enseignement obligatoire
dans les écoles et un assoupissement intellectuel très reposant pour les
staliniens et leurs successeurs. La classe étant définie
par la propriété privée d'un moyen de production, pas d'exploitation dans
une société sans classes. Par contre, sur la base d'une étude des
échanges inégaux de temps de
travail, l'exploitation est évidente. On pourrait même la
calculer si les soviétiques qui disposent des chiffres nécessaires les
publiaient au lieu
de nous amuser avec les tableaux
Leontiev.
La société socialiste est une société
de classes de salariés. Ce point
acquis et avant de parler morale, justice, il faut poser la question
préalable : cette évolution est-elle inévitable comme le suggère sa répétition dans
tous les pays socialistes ?
Est-il possible de faire autrement ?
La réponse n'est pas évidente. La
théorie de la « déviation » du cours de
l'histoire par l'œuvre de quelque
Bonaparte n'est pas convaincante. Mots commodes qui laissent dans
l'ombre ce que nous avons peine à voir. La
« déviation » s'est produite partout, même dans un pays qui a les moyens
de l'indépendance comme la Chine. Avec des soubresauts qui ne
sont en réalité que les premières manifestations d'une nouvelle lutte
des classes, une lutte entre
salariés, elle s'est poursuivie ou répétée même après la mort des
« Bonapartes ». On ne peut parler de déviation devant le spectacle de la
Pologne. C'est une lutte de classes. Le Parti étant celui de la
classe dominante, l'Eglise a
réussi à devenir celui du Peuple !
Il
ne suffit pas comme l'ont fait les partis sociaux-démocrates de l'Europe
de rejeter le marxisme, d'adopter l'éclectisme, le sacro-saint
Pragmatisme, c'est-à-dire le
vide théorique, pour être assuré de prendre un autre chemin.
Quelques observations rapides car les faits sont sous nos yeux.
Dans les pays capitalistes développes, le nombre des salariés augmente
d'une manière générale, continue, massive, atteignant les 2/3,
les 3/4 de l'ensemble de la population active. Les effectifs de
professions indépendantes comme les entrepreneurs individuels : artisans, commerçants, agriculteurs
principalement, ne cessent de diminuer. Dans les professions libérales,
il est maintenant fréquent d'avoir conjointement un emploi salarié. Les
capitalistes eux-mêmes ont des fonctions de direction.
Constatons aussi que, parmi ces salariés, le nombre des techniciens, de
cadres moyens et supérieurs, de diplômés de l'enseignement supérieur
progresse. C'est une nécessité économique. La poursuite d'une
productivité croissante demande
l'emploi d'un personnel de plus en plus qualifié pour maîtriser
des ensembles de machines et de matériels de haute technologie,
des relations économiques et
financières complexes et mouvantes, de subtiles techniques de
gestion. Ce qui ne veut pas dire que ce soit toujours une
réussite. On embauche aussi de
vaniteux imbéciles qui mènent les firmes à
la régression. Le diplôme d'une
grande école et les chaleureuses recommandations ne sont pas une
garantie.
Les cadres supérieurs reçoivent des
salaires élevés. Il y a certes toutes
les transitions mais les échelles
vont de 1 à 5 et 10 entre l'employé et le sommet de la hiérarchie. Comme dans les pays socialistes, le revenu monétaire
n'est qu'un aspect d'une situation privilégiée. Il y a le logement de
fonction, la voiture avec
chauffeur, le château acheté par l'entreprise pour recevoir
des clients d'importance ou tenir quelques réunions mais qui sert aussi
aux vacances avec chasse,
pêche, cheval. On organise des séminaires en Californie ou en croisière sur un paquebot en Méditerranée. La crise a un peu
calmée ces consommations
masquées de temps de travail. Mais, dès que les freins sociaux se
relâchent, on suit la tendance d'une pente naturelle. Tendance facilitée
par les positions monopolistiques des firmes qui rattrapent
sur les prix ce qu'elles ont perdu
sur les salaires et revenus annexes.
Il
y a là une poussée, une montée d'une nouvelle classe. Nous assistons
à la lente pénétration d'un système ancien nettement prédominant par un
système nouveau. Le mot de
P.D.G. illustre assez bien cette situation hybride de propriétaire de moyen de production et de salarié de l'entreprise.
Il rappelle la manière dont
les propriétaires fonciers, les membres de l'aristocratie sont devenus
des industriels et des financiers au 19e siècle. Les
bourgeois n'ont pas tous pris le pouvoir en pendant « à la lanterne »
leurs prédécesseurs ou en
confisquant les biens des émigrés. Des mariages, des associations,
des participations ont eu lieu, les uns achetant des châteaux, les
autres des usines. Aujourd'hui
les cadres supérieurs épousent parfois la fille mais,
le plus souvent, ils se contentent
d'un portefeuille d'actions et d'une confortable
résidence secondaire. Avec leur salaire les capitalistes sont assurés
d'avoir un revenu quel que
soit le montant des bénéfices ou des pertes de leur société. Ils
auront aussi une retraite substantielle même si l'entreprise
disparaît car les caisses de cadres
sont alimentées par les cotisations des intéressés et surtout par celles des employeurs, c'est-à-dire l'argent des
clients.
Il
est assez piquant d'entendre dans ces milieux vanter le goût du risque
et dénoncer les mentalités d'assistés. S'il n'est pas sûr que le bon
sens soit la chose du monde
la mieux partagée, il est certain que les points de repère
font trop souvent cruellement défaut.
Les cadres supérieurs se trouvent aussi, hors les entreprises
industrielles, commerciales et financières, à la tête des administrations, de
l'armée, des partis politiques et des syndicats. Les grands
patrons des syndicats ouvriers aux
U.S.A. ont des salaires de P.D.G. Ils doivent paraît-il pouvoir
discuter à égalité avec eux !
Cette situation de transition, de changements profonds dans la société,
s'accompagne de mouvements
idéologiques contradictoires. Si, très généralement,
les cadres justifient leurs privilèges par un travail acharné, des études
longues et brillantes ou, simplement, une réussite professionnelle, ils
sont plus partagés face aux
idéologies de classes.
En
dehors de ceux qui ne pensent à rien, il y a ceux qui rêvent de Ford
ou de Rockfeller et flairent la piste du grand capital comme dans
les westerns, le doigt sur la gâchette et au galop, au galop ! Ils sont
persuadés d'appartenir à une race supérieure. Ils ont un profil « viril
», déjeunent avec de «jeunes loups»,
chassent le lion avec un empereur africain anthropophage,
mettent un « tigre » dans leur machin, se rasent avec un « fauve », se
parfument « sauvagement » et
baisent des mannequins sophistiqués. C'est
dans sa publicité que l'on voit le
mieux l'idéologie d'une classe. Arrivisme, cynisme, sadisme, passons.
Les plus beaux spécimens de cette catégorie se
trouvent peut-être dans les partis
politiques de droite.
Il
y a ceux qui rêvent d'une société différente mais se partagent sur les
buts et les méthodes. Ils n'aiment pas beaucoup les bourgeois qui
prétendent commander parce qu'ils ont hérité de leur papa le
mépris, la désinvolture, les
capitaux, les châteaux et la direction des affaires. Les nationalisations ne sont pas pour leur déplaire encore qu'ils aient des doutes sur
leur gestion. Un premier groupe imagine une technocratie d'Etat
et présente deux variantes : une pure
et dure, une souple et corrompue, les deux constituant un composé étonnant susceptible de faire des clins d'œil aux
espoirs les plus divers.
Un
deuxième groupe de cadres étudié par une enquête récente, rêve
d'une société plus humaine, moins inégale mais ne voit pas très bien comment
y parvenir. Ils parlent sincèrement d'autogestion, d'écologie, de vie
associative. Ils sont peu confiants dans les partis politiques dont ils
voient toutes les ficelles et
jugent sévèrement les boniments infantiles. Sans éducation politique véritable, ils oscillent entre l'enthousiasme naïf et le
repli sur la famille, les
copains, la bonne cuisine, la culture ou le sport. Ils sont du
côté du peuple mais ils sont cadres.
Il
y a dans les pays capitalistes évolués la base sociologique et économique
d'une nouvelle société de classes et les grèves des O.S, des employés ou
des fonctionnaires les moins
rémunérés qui éclatent ça et là, sans attendre l'avis des chefs
syndicaux ou politiques, parfois ouvertement contre les
cadres, révèlent un clivage entre
salariés, la forme primaire d'une nouvelle
lutte des classes.
Ceci dit, une évolution vers un socialisme comparable à celui des pays
de l'Est est-elle évitable ? En dehors d'événements extérieurs, c'est
certainement possible car l'Histoire, les expériences et les situations
sont différentes. En Europe
tout au moins et depuis l'Antiquité, l'invention, l'expansion de
nouvelles techniques, de nouvelles productions, a permis à la lutte des
classes de se poursuivre dans de nouveaux rapports d'échange plus avantageux
pour chacune des classes en présence, au moins à court et moyen
terme, les anciens rapports étant peu à peu relégués au second plan.
Ainsi c'est un long développement qui
a donné naissance à de nouvelles sociétés, les révolutions
politiques n'éclatant que là où les anciennes classes refusaient de
céder, refusaient l'alliance et la domination de classes
nouvelles. Il est impossible d'éviter
les changements de société et les luttes de classes mais il
est toujours possible de réaliser des
compromis, des transitions, d'éviter les
confrontations violentes et
destructives.
De
ce point de vue, les luttes de classes entre salariés avertis de ce qui
peut arriver, la dictature du « prolétariat » ou celle du fascisme, sont
certainement plus favorables à
des évolutions intelligentes et acceptables. Pour l'instant il ne
faut pas oublier que le capitalisme est encore dominant et
qu'il serait étonnant qu'il accepte
le deuxième ou le troisième rang avec le
sourire.
C'est dans cette perspective
qu'il faut juger les
nationalisations. Nationaliser une
entreprise est un pas vers un régime socialiste. C'est supprimer
la propriété privée d'un moyen de
production et le revenu qui provient de la possession d'un
capital. C'est faire disparaître le pouvoir politique et économique qui
en résultait. C'est créer à la place une entreprise nationale, régionale,
communales dirigée par d'autres salariés selon des modalités qui ont
toujours été très diverses. Les capitalistes ne s'y trompent pas
et s'ils reviennent au pouvoir en
France ils
se dépêcheront de dénationaliser
comme ils
l'ont
fait en Angleterre.
II est une
expression que les marxistes devraient bannir, c'est capitalisme
d'Etat ou capitalisme monopoliste d'Etat qui est encore plus équivoque.
Il
n'y
a pas plus de capitalisme d'Etat que
de socialisme privé. Les capitalistes se servent de l'Etat et
éventuellement d'entreprises nationales pour maintenir leurs privilèges
et arranger leurs affaires mais les P.T.T. ou Renault ne sont pas des
entreprises capitalistes. A l'opposé, les articles
d'éminents professeurs ou
journalistes de droite qui expliquent que toute
entreprise a besoin de capitaux et de
profits sont des plaisanteries, des jeux de mots sur Capital. Qui
est le propriétaire, quelles sont les relations
d'échange ? Voilà l'essentiel.
Ne
mélangeons pas les niveaux d'analyse. Les nationalisations sont du
domaine des relations sociales, de la structure sociale. Les
échanges inégaux de temps de travail de celui de l'infrastructure.
Nationaliser est une progression dans les rapports sociaux.
Ne
semons pas les illusions
qui préparent les retours en arrière.
Le pouvoir politique peut changer complètement en quelques heures, l'économie
ne change que de quelques
pourcentages par an. Réforme ou Révolution, la
question se pose en politique, pas en
économie. Au niveau des entreprises,
du travail, de la production, on ne
peut être que réformiste. Je ne crois pas aux « révolutions »
économiques qui ne s'imposent pas économiquement.
Encore durent-elles des décades,
autrefois des siècles.
L'inflation
L'inflation est un dérèglement de la comptabilité sociale, de la contrainte
monétaire. Elle se situe au niveau de la structure et c'est une forme
de lutte sociale.
Ce
n'est pas un phénomène nouveau. Il y a eu des inflations célèbres dans
l'Antiquité ou sous la Révolution Française. Elles accompagnent ou
suivent souvent les guerres longues et coûteuses comme moyen d'éponger
des dettes insolvables
autrement. Mais l'inflation moderne a des caractères particuliers
par sa permanence, sa généralisation, son taux annuel qui a tendance
à être plus ou moins régulier et spécifique d'une nation, ses causes
multiples qui en font un
problème difficile et un sujet de controverses entre
spécialistes. Disons quelques mots
de ces discussions en essayant d'être le
plus clair possible.
La
première approche est une conception simple, mécaniste, basée sur
la vieille loi de l'offre et de la demande. L'idée est que la valeur des
marchandises mises sur le
marché s'ajuste à la somme que les acheteurs sont
prêts à dépenser pour les avoir. Les banques centrales ayant abandonné
le principe de la convertibilité de la monnaie en pièces ou
lingots d'or, les émissions
monétaires n'ont plus de contrainte et comme elles résolvent facilement les difficultés de trésorerie du gouvernement et des entreprises,
ces émissions se multiplient,
la masse monétaire s'enfle et les prix s'ajustent à
cette masse.
D'où une solution simple qui
réapparaît de temps en temps dans la
presse : le retour à la contrainte, à la convertibilité, à l'étalon-or.
Il faut de nouveau fixer le poids d'or qu'une unité monétaire
pourra permettre d'acheter librement
aux guichets des banques. Etre obligé de rembourser les
billets
en or est certes une contrainte
redoutable, une sévère incitation à la
prudence et le Général de Gaulle en
menaça les Américains qui émettent
trop facilement des dollars pour
acheter avec du papier et des écritures des usines, des marchandises et
des hommes dans le monde entier. La réponse
ne fut pas celle
qu'il attendait. Le
gouvernement américain supprima la
convertibilité partielle qui
subsistait encore entre les banques centrales et il
est
clair
que l'on
n'y reviendra plus. Aucun
gouvernement ne peut s'engager à un échange libre de billets ou
de chèques contre un poids d'or fixé à
l'avance. Pour de multiples raisons
: spéculation, pression politique, inquiétudes sur les taux de
change ou sur une reprise de l'inflation, les
demandes de conversion seront telles
un jour ou l'autre qu'aucun stock d'or
n'y
résistera. On sera obligé de fermer
les guichets en attendant de dévaluer
en catastrophe, abandonnant en fait
le soi-disant étalon-or qui n'est en réalité
qu'une simple garantie.
Il
n'y
a pas d'étalon de la monnaie.
Chercher un étalon c'est croire à la
pierre philosophale, cette pierre
qui, selon les alchimistes, transformait les
métaux inférieurs en or. La monnaie
est l'instrument d'un rapport social. Si
les rapports sont stables, la
monnaie est stable. S'ils sont instables ce qui est
le cas aujourd'hui où la lutte des
classes est vive, la monnaie en souffre. Il ne peut exister
d'étalon monétaire parce qu'un rapport social ne permet
qu'une comparaison entre des
personnes, au moins deux, dont l'une sert de
référence. Malthus après avoir
retourné la question en tous sens, concluait
qu'on ne peut prendre pour étalon de
valeur un produit du travail. « ... la valeur d'une marchandise,
à tel moment et en tel lieu, a toujours pour mesure la quantité de
travail ordinaire qu'elle peut rétribuer ou contre
lequel elle peut s'échanger... »
(Principes d'Economie Politique, p. 79. Calmann-Lévy).
Plus clairement, la seule possibilité est de prendre pour référence
un revenu du travail, par exemple, le salaire horaire d'un ouvrier
« ordinaire ».
Derrière l'impossibilité pratique de revenir à une monnaie convertible
en or, il y a une impossibilité plus générale celle de prendre un
produit du travail quel qu'il soit comme référence, ne serait-ce que par suite des
changements de la
productivité. Aujourd'hui les partisans de « l'étalon-or » sont
à la recherche d'une monnaie
théoriquement convertible mais qui par une
série de restrictions plus ou moins
subtiles serait en fait inconvertible ce qui correspond à peu près à
l'invention d'un mètre-étalon invisible.
La deuxième approche est plus
dialectique. Elle ne se limite pas à
observer l'offre de monnaie. Elle remarque qu'en face, le vendeur de la
marchandise en demande davantage. Si les prix s'ajustent à la masse
monétaire, la masse monétaire
doit s'ajuster aux prix et aux salaires. C'est aussi une vision
plus complète qui tient compte des réactions en chaîne sur les
différents marchés. Sur le marché des biens de consommation on excite la
demande des clients par tous les moyens, par exemple, la publicité,
l'imitation des vedettes du cinéma
ou de la chanson, la télévision qui montre les dépenses
ostentatoires des riches et les modes de vie de pays plus développés.
L'offre n'arrive pas à suivre et les vendeurs sont en position de force
pour faire monter les prix. La poursuite d'une croissance rapide, du
plein emploi, pour répondre à
cette demande crée une tension sur le marché du travail et les ouvriers,
les employés, sont en situation favorable pour faire
monter les salaires. Enfin sur le
marché monétaire, ici on rejoint la première
approche, on ouvre trop facilement
le crédit ce qui permet de relancer la
production, de distribuer des revenus
et, fermant ainsi la boucle, de donner
les moyens d'un accroissement de la
demande de consommation.
A l'inverse de la première, la
deuxième approche débouche sur des applications pratiques et constitue
l'essentiel des politiques économiques de
droite dans le monde. Ce fut par
exemple celle de R. Barre. Cette politique anti-inflationniste
commence par créer une tension sur le marché monétaire
en bloquant le crédit et en laissant monter les taux d'intérêt. D'où une
suite de réactions : freinage
de l'expansion et des investissements, les entreprises
ralentissent ou stoppent l'embauche, le chômage grandit et la détente
sur le marché du travail met les
employeurs plus à l'aise pour bloquer les salaires. D'où un freinage de
la demande de consommation et selon cette
théorie, une baisse des prix.
Ces politiques se terminent en général
par un échec : le chômage s'ajoute à
l'inflation et l'on s'enfonce dans une véritable crise mal supportée
par les victimes de cette thérapeutique de choc malgré des
mesures d'assistance. Le gouvernement responsable est mis à la porte à la première occasion
et son successeur adopte une politique de dépenses publiques au
moyen soit d'un réarmement (Reagan)
soit de dépenses sociales et de travaux
publics (Mitterrand). Je tiens à souligner en passant que lorsque le
budget ou le déficit
budgétaire sert à payer un soldat et son armement on
trouve facilement de l'argent et les
mêmes qui applaudissent jugent par contre scandaleux que le budget serve
à payer une assistante sociale et sa voiture,
un postier ou un instituteur. On entend alors la célèbre chanson sur les
dépenses dites « improductives
» de l'Etat.
Le
troisième courant de pensée part d'une analyse complètement différente
qui est en même temps une critique de la théorie précédente. Il explique
que les grandes entreprises multinationales ont des positions dominantes
et peuvent monter leurs prix de manière à s'assurer un large
autofinancement. Les restrictions de crédit ne les affectent
guère. Elles peuvent emprunter à
l'étranger aux meilleurs taux d'intérêt et de toutes façons elles
feront payer les frais financiers par les clients. Les restrictions de
crédit gênent par contre les petites
et les moyennes entreprises qui sont soumises davantage à la
concurrence, les sous-traitants qui ont déjà des prix très serrés et
c'est la paralysie qui gagne peu à
peu l'ensemble de l'économie sans que
les prix baissent. L'échec provient
aussi de ce que les syndicats sont puissants,
les ouvriers, les paysans, les employés, les fonctionnaires, bien
organisés pour obtenir l'augmentation des salaires ou des prix
agricoles en employant s'il le faut les grands moyens. En résumé, les
grandes entreprises ont une position
plus forte sur le marché commercial que sur le marché du travail, elles
cèdent sur le dernier pour se rattraper sur le premier. D'où une
inflation qui n'a aucune raison de s'arrêter. La loi de l'offre et de la
demande ne fonctionne plus. Les
rigidités de structure s'y opposent et l'on perd les
élections...
De
cette analyse il a été tiré la conclusion
qu'il
faudrait une politique
de contrôle des revenus. Mais toute
proposition en ce sens s'est heurtée à une hostilité générale,
principalement des syndicats qui y ont vu a juste raison, mais courte
vue, une politique de blocage des salaires.
Ils ont répondu
en demandant le blocage des prix, ce
qui était de bonne guerre mais sans
issue.
Toutes ces analyses ont un défaut celui de définir
l'inflation
par la
hausse des prix. Voici pourquoi nous sommes dans une période de
forte progression de la productivité et, c'est le plus important à
noter, de progression inégale selon les branches
industrielles, l'agriculture, les
métiers ou les services. Il en résulte des situations
très différentes que des exemples vont montrer.
Il
est proposé à un industriel une machine
qui,
avec un ouvrier, fait le
travail de dix. Il l'achète, sa
productivité s'améliore et comme il ne baisse pas ses prix, ses
marges bénéficiaires augmentent. Il peut faire de nouveaux
investissements ce qui relance la
croissance ; mieux payer ses ouvriers et
améliorer ses propres revenus ce qui
augmente la consommation, permet de
développer de nouvelles productions
et d'embaucher ailleurs les ouvriers
qu'il a pu licencier. Apparemment
tout va très bien. Pas d'inflation puisque les prix sont stables. C'est
la prospérité et le niveau de vie, plus exactement
le niveau de consommation, s'élève.
Bravo à cet industriel qui n'a souvent rien inventé mais a suivi
le mouvement avec discernement et bon sens et qui a fait preuve de la
fameuse « modération sur les prix ».
Autre exemple célèbre, celui du coiffeur qui effectue la traditionnelle
coupe de cheveux au peigne et aux ciseaux. Pas d'amélioration de la productivité possible, la technique est toujours la même. Si son prix ne
change pas, il va assister à une amélioration de la situation de ses
clients tandis que la sienne
ne bougera pas. L'un lui
racontera qu'il revient de vacances
aux Antilles ou que sa femme
s'est fait installer une cuisine, si vous voyiez ça...
Il va se mettre à
bouillir,
à protester et on
lui accordera avec réticence et
suspicion une hausse de ses
tarifs à condition qu'à l'avenir il fasse preuve de « modération
».
Autre exemple, celui de l'agriculteur dont la propriété est trop petite
pour qu'il
puisse se moderniser et qui est trop
âgé pour qu'il
puisse changer
de métier. Dans les autres
exploitations la productivité augmente rapidement et les prix relatifs
des produits agricoles fléchissent. La situation du
petit agriculteur régresse, son niveau de consommation diminue. De là à
barrer les routes, mettre le
feu à des camions, menacer la Préfecture, la réaction est rapide. On
accordera une hausse modérée des prix agricoles qui fera
bien plaisir
à ceux dont la productivité augmente.
Le
meilleur
exemple est celui du chauffeur de
taxi. Sa productivité n'augmente pas, elle
régresse par suite de l'encombrement
croissant des grandes
villes.
Son chiffre d'affaires baisse, son
prix de revient monte avec l'essence et quand il va dans un
magasin le bifteck augmente. Pensez à
l'accueil qu'il
reçoit quand il va demander à la
Direction des Prix une hausse
de ses tarifs de 20 à 30 % !
On
pourrait multiplier
les exemples. Ce phénomène est général et il entraîne une hausse
plus
ou moins forte de nombreux prix si
bien que les entrepreneurs qui étaient un peu justes sont obligés de suivre le
mouvement et que, pour finir,
l'industriel
qui voulait faire preuve de « modération » change
d'avis
d'autant que son personnel qui paye
plus cher le pain et le litre
de
lait,
le coiffeur et le taxi, s'est mis en grève.
Dernière remarque. Quand on annonce à la radio que tel mois la hausse
des prix est due au poste fruits et légumes, l'information
n'a pas grande
signification. Le gel ayant détruit
une partie de la récolte le producteur est
bien obligé de monter les
prix de ce qui
lui reste s'il veut conserver sa paye.
L'agriculteur a par nature une productivité variable.
Ce sont ces circonstances qui rendent
impossible une politique de
blocage des prix. Les militants de gauche qui réclament une
telle
mesure doivent le comprendre.
Qu'ils
n'oublient pas également que
l'inflation pénètre aussi par les importations et que
l'éviter
n'est ni simple ni sans douleur. Le
barrage des prix a deux issues
: la rupture du barrage ou le détournement
par le marché
noir.
On peut bloquer les prix dans une
économie stationnaire, pas dans une économie à croissance inégale
de la productivité.
La
définition de l'inflation par la hausse des
prix
n'est pas bonne. Il faut
tenir compte de l'effet de la
productivité sur les revenus et pour cela
relier la
valeur au temps de
travail.
On
peut définir l'inflation comme une baisse de l'ouvraison de la consommation des ménages.
// y a inflation quand avec 100 F
on achète de moins en moins de temps de travail.
C'est une définition claire qui nous
conduit dans un paysage économique
qui nous paraît étrange parce que nous avons beaucoup de mal à imaginer
un monde sans inflation réelle, où les réflexes habituels sont
inadaptés, une société où personne ne triche, où la comptabilité monétaire est
juste, vraie, où la
comptabilité des temps de travail est étalée sur la table et chacun
peut vérifier pour qui et pour
quoi il travaille. Une société où tout est clair,
où les luttes sociales ne sont pas
absentes mais se terminent par un véritable
compromis : ce que l'un gagne,
l'autre le perd et ne peut le rattraper le lendemain
en montant ses prix et son revenu. Bref une société qui a une très
forte odeur d'utopie mais qu'il est cependant intéressant de
visiter ne serait-ce que pour nous
rendre compte à quel point nous sommes habitués à une
comptabilité déréglée par la lutte des classes. Une visite pour avoir
des « points de repère pour le
socialisme .»
Une
ouvraison stable signifie que le salaire horaire est fixe. Un ouvrier,
un employé, ne peut gagner davantage que s'il change de catégorie
professionnelle ou s'il travaille plus longtemps. Si au lieu de
travailler 40 heures il travaille 35
heures, son salaire diminue d'autant. Idem si l'on augmente les
congés. Si l'on décide d'augmenter les retraites, c'est-à-dire de
travailler davantage pour les
retraités, il faut travailler relativement moins pour les actifs
et donc prélever une cotisation ouvrière plus importante sur les salaires
(ou une mesure d'effet analogue. Il y a d'autres possibilités dans toute
cette description mais je
simplifie en renvoyant à l'ouvrage cité pour plus de détails).
Une augmentation de la valeur des importations s'accompagne
d'une augmentation parallèle du
temps de travail consacré aux exportations ; une augmentation du
nombre des fonctionnaires d'une augmentation des impôts directs et d'une
réduction relative du temps de travail employé a
produire les consommations
marchandes.
Beau programme pour un syndicat ou un parti ouvrier ! Celui qui voudrait le présenter dans une Bourse du Travail aurait de grandes chances de
sortir par la fenêtre ! C'est que nous sommes dans une société de
luttes sociales qui affectent en
tous lieux et à chaque instant non seulement les
vastes ensembles des classes mais
les groupes et les individus pris isolément. C'est une société
qui est à l'école quotidienne de la violence, où l'on n'a rien
sans se battre. Celui qui, dans ces
conditions, accepte de voir son revenu
bloqué ou réduit pour des motifs si
légitimes soient-ils, est le « couillon ».
Mais par hypothèse nous ne sommes pas
dans une telle société. Alors poursuivons la description.
Une
ouvraison stable de la consommation signifie que lorsque la productivité augmente de 5 % les prix baissent de 5 %, les salaires étant
fixes, le niveau de
consommation s'améliore de 5 % également. A première vue c'est une
situation identique à celle où les prix sont fixes et ce sont les
salaires qui augmentent de 5 %. La différence, nous l'avons vu,
est que les prix ne peuvent pas
rester fixes quand la productivité s'accroît d'une manière inégale,
l'inflation est alors
inévitable.
Si
les syndicats sont hostiles à une stabilisation ;des salaires, le
principe d'une baisse des prix quand la productivité augmente se
heurtera à une vive opposition de
l'autre côté de la barricade. Les protestations viendront de tous
ceux dont les revenus sont constitués de bénéfices : les agriculteurs,
les artisans, les commerçants, les
employeurs privés de toutes catégories. Eux aussi sont entraînés à la
quotidienne lutte des classes et leur défense c'est la hausse des prix.
Même s'il leur est expliqué qu'ils n'ont plus rien à craindre
parce que les salaires sont fixes,
même si l'on crée une caisse spéciale alimentée
par une taxe qui servira à verser des primes à ceux qui augmentent
leur productivité, il est douteux qu'ils acceptent de baisser
leurs prix sans une contrainte ferme.
Cette contrainte est techniquement
possible sur le plan fiscal par la
mesure de l'ouvraison obtenue en divisant le temps de travail effectué
dans l'entreprise par la valeur ajoutée. Il faudrait le vérifier mais à
première vue le contrôle serait moins difficile que celui des prix qui exige un
travail considérable avec des résultats médiocres, voire mauvais.
La vérification reprend les calculs
de la T.V.A., les effectifs employés, les horaires de travail.
Avec le droit de regard des syndicats et des comités d'entreprise ce
devrait être possible.
Je
dois signaler que la taxe conjoncturelle partait d'une idée voisine
avec des modalités un peu différentes qui la rendait moins
contraignante. Elle fut néanmoins abandonnée, le patronat et les syndicats refusant une
politique des revenus.
Et
c'est ici la difficulté. Les classes sociales qui sont en position de
force pour faire sauter la
contrainte monétaire ne sont pas très sensible à l'inflation.
Elles sont habituées, entraînées à cette course infernale et ont les
moyens de se défendre. Les épargnants
? Ils ont déjà la chance d'avoir une
épargne et si elle les gêne ils
n'ont qu'à la dépenser ! Les retraités ? On peut
leur donner une rallonge s'ils crient
trop fort. Les exportations ? Il suffit de
dévaluer la monnaie. Et on continue.
Tous ceux qui, par métier, font du
calcul économique et connaissent un
peu l'Histoire savent qu'on ne peut jouer longtemps avec la comptabilité
sociale. On entre dans un monde trop incertain où tous les calculs sont
faussés, les prévisions impossibles, où il faut s'assurer de
garanties coûteuses contre des taux
de change en ébullition permanente, des hausses de prix
incessantes. On n'investit plus parce que c'est rentable mais parce que
c'est l'emploi d'une monnaie
qui perd de son pouvoir d'achat tous les jours. C'est
un gaspillage. On vit sous la menace
de voir l'inflation s'emballer, la panique déclencher une fuite
générale devant la monnaie, chacun achetant
n'importe quoi à n'importe quel
prix, craignant que demain ce soit pire, ce
qui arrive inévitablement. C'est la
paralysie générale dont l'issue a trop souvent
été l'établissement d'une dure contrainte politique, une dictature au
service d'une classe ou
l'autre.
Ce
voyage dans une société utopique est très éclairant. Il confirme que la
monnaie est une contrainte sociale qui sert à régler les échanges de
temps de travail. Il montre que l'inflation est une rupture
permanente de cette contrainte. Il permet de définir l'inflation comme une forme de la lutte
des classes, des groupes
sociaux, des individus, une lutte générale pour faire sauter
la contrainte monétaire. Une lutte où les ouvriers, les employés, les
donneurs de temps sont arrivés à une position forte sur les salaires
tandis que les capitalistes
sont encore maîtres des prix et de la monnaie, les entreprises
nationales étant prises entre les
deux et obligées de suivre le mouvement des
uns et des autres.
L'inflation est une guerre civile
larvée. Elle témoigne que le système
économique engendré par le développement du capitalisme est malade parce qu'il est arrivé à un point d'équilibre instable des forces sociales.
Elle témoigne d'une période de transition où, à chaque instant,
la tentation est grande de remplacer
une contrainte monétaire devenue trop fragile par une
contrainte politique impitoyable,
Hitler ou Staline.
Aux démocrates, aux socialistes, aux
marxistes de l'éviter. Il n'y
a pas d'autre moyen que le contrôle
des revenus. Le prix n'est qu'une somme de
revenus. Par une méthode ou une
autre (c'est une invitation à la recherche),
avec un objectif ambitieux ou plus
modeste, ce ne sont pas les prix qu'il faut
maîtriser ce sont les revenus. Ce ne
sera ni simple, ni facile. J'espère que
l'idée de rattacher la valeur au
temps de travail aura au moins permis d'en
montrer la nécessité.
Conclusion
L'accent a été mis sur le temps de travail nécessaire à produire ce que
nous consommons et les échanges inégaux qui en résultent. Il ne faudrait
pas oublier, cependant, la contrainte d'efficacité. Il y a une
autre forme d'injustice sociale qui
consiste à « perdre son temps à ne rien faire ». Il ne suffit pas
de s'asseoir huit heures derrière un bureau ou de circuler dans un
atelier pour avoir produit une valeur.
Cette question, mise à l'écart dans la littérature marxiste pour des
raisons de lutte de classes,
prend toute son importance dans un pays socialiste.
C'est celle des « stimulants
matériels », celle du jugement de valeur porté sur la qualité du
travail, celle de la justification morale de la hiérarchie des
revenus.
Ici pas de mesure. Travailler 8 heures c'est travailler deux fois plus
que 4 heures. Mais combien de fois un travail bien fait, pénible, difficile,
dangereux, vaut-il un travail simple, facile ou bâclé ? Question que
Marx a esquivée en se référant à la hiérarchie établie spontanément sur
le marché du travail. Elle n'a pas été posée dans cet article. Néanmoins
ce qui a été dit à propos de l'inflation montre qu'elle est
essentielle dans un projet de société
socialiste ou communiste. Nous
savons qu'il existe une tendance générale au resserrement de la
hiérarchie des revenus mais dans quelle mesure peut-on accélérer cette égalisation ? L'intérêt de la classe dominante est de
s'y opposer mais jusqu'où peut-on aller dans l'autre sens ? Quand
la société sans classes sera-t-elle
possible ? Une société communiste où l'on planifie la
production en temps de travail en
fonction des besoins des consommateurs, comme le demande Sauvy, mais
surtout où l'on planifie les revenus, c'est-à-dire
les échanges inégaux de temps de travail en fonction d'un compromis
inévitable
où ce que l'un gagnera l'autre le
perdra.
Il
est urgent de construire une Economie du temps de travail qui étudierait les échanges inégaux avec les temps réels, les prix, les salaires,
payés effectivement car l'exploitation dépend d'eux et non d'une
Valeur abstraite, invisible, insaisissable, substance mystérieuse
cachée, « cristallisée », dans la
marchandise.
Il
a été insisté sur le temps de travail en espérant faire mieux voir ce
que le marxisme pourrait
gagner en acceptant de se renouveler, en abandonnant
le dogme pour la recherche,
l'exégèse pour la connaissance de la société
contemporaine.
Et
pour terminer ces quelques pages sur la théorie de la valeur j'ai envie
d'écrire :
Donneurs de temps de
tous les pays, unissez-vous !
( Pour que cessent les
boniments sur la
plus-value. )
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François de LAGAUSIE
NON ! Repères pour
le Socialisme
No 11 , JANV-FEV. 1982
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